Skip to main content

Full text of "Discours de la servitude volontaire : suivie du Mémoire touchant l'édit de janvier 1562 [inédit] et d'une lettre de M. le conseiller de Montaigne"

See other formats


loo 


•CM 


^CD 


CO 


-^.  y 


.^-^-^ 


}^ 


>> 


'*:f^' 


•'  XV 


^»y-?. 


^^^ 


DISCOURS 

DE    LA 

SERVITUDE   VOLONTAIRE 

SUIVI    DU 

MÉMOIRE 

TOUCHANT  L'ÉDIT  DE  JANVIER  j562 
[inédit] 


L/V  COLLECTION  DES  CHEFS-D'OEUVRE  MECONNUS 

EST   PUBLIÉE   SOUS   LA.  DIRECTION 

DE  M.   GONZAGUE  TRUC 


La  collection  des  «  Ciiefs-d'Œuvre  Méconnus  >>  est  impri- 
mée sur  papier  Bibliophile  InaUérable  (pur  chiffon)  de 
Renage  et  d'Annonay,  au  format  in- 16  Grand- Aigle 
(13,5X19,5). 

Le  tirage  est  limilé  à  deux  mille  cinq  cents  exemplaires 
numérotés  de  1  à  2500. 


Le  présent  exemplaire  porte  le  N" 


Le  texte  reproduit  dans  ce  volume  est,  pour  le 
Discours,  celui  de  l'édition  Bonnefon,  pour  le  Mémoire, 
celui  du  manuscrit. 


Maison  natale  de  La  Boktie,  à  Sarlat 
Gravée  par  Achille  Ouvré 


t\^'^h^ 


COLLECTION 

DES 

CHEFS-D'ŒUVRE  MÉCONNUS 

t^.e<^.>a  ^c  LA   BOÉTIE 


DISCOURS 

DE    LA 

SERVITUDE    VOLONTAIRE 

SUIVI  DU 

MÉMOIRE 

TOUCFL\M  LEDIT  DE  JANVIER  1662 

[inédit] 

et  d'une  LETTRE  de  M.  le  Conseiller  de  MONTAIGNE 

INTRODUCTION      ET     NOTES 

DE   Paul  BONNEFON 

CONSERVATEUR    DE   L4    BIBLIOTHÈQUE  DE    l'ABSENAL 

Orné  d'un  portrait  gravé  sur   bois  par    OUVRÉ 


gi  G-  1  c  ;?  è 


EDITIONS     BOSSARD 

43,    RUE    MADAME,    43 

PARIS 

igaa 


je 


INTRODUCTION 

DE 

Paul  BONNEFON 


INTRODUCTION 


DANS  sa  brève  existence  de  trente-deux 
ans,  si  La  Boétie  eut  le  temps  de  com- 
poser plusieurs  opuscules,  fort  divers 
d'allure  et  de  ton,  il  ne  put  en  publier  aucun. 
Montaigne  lui-même,  héritier  des  papiers  de 
son  ami  disparu,  imprima,  dès  1571,  les  vers 
latins  ou  français  de  La  Boétie  et  ses  traduc- 
tions de  Xcnophon  et  de  Plutarque,  mais  il  ne 
jugea  pas  à  propos  de  divulguer  ni  le  Discours 
de  la  Servitude  volontaire,  ni  les  Mémoires  de 
nos  troubles  sur  redit  de  janvier  1562,  dont 
Montaigne  confesse  formellement  la  paternité 
à  La  Boétie,  mais  à  qui  il  trouvait  «  la  façon 
trop  délicate  et  mignarde  pour  les  abandonner 
au  grossier  et  pesant  air  d'une  si  malplaisante 
saison  ». 

Ainsi,  l'histoire  de  lœuvre  de  La  Boétie 
débutait  sur  une  double  obscurité  :  Montaigne, 
qui  imprimait  les  ouvrages  de  son  ami  ne  pou- 
vant  soulever  aucune  difficulté,  se  taisait  au 


12  INTRODUCTION 

contraire  délibérément,  sur  tous  ceux  qui 
pouvaient  prêter  à  controverse  ;  et  ce  silence 
offrait  de  la  sorte,  au  contraire,  matière  à  com- 
mentaires dont  on  ne  devait  pas  se  priver. 
Essayons  d'expliquer  ce  que  Montaigne  a  fait  et 
comment  il  a  compris  son  devoir  :  le  commen- 
taire de  l'œuvre  même  de  La  Boétie  s'ensuivra 
naturellement. 


LE  DISCOURS  DE   LA  SEKVrrL'DE    VOLOM'AUiE 

Etienne  de  La  Boétie  naquit  à  Sarlat,  le 
mardi  i"'  novembre  i53o.  Son  père,  lieulenant 
particulier  du  sénéchal  de  Périgord,  mourut 
prématurément.  Il  fut  élevé  par  son  oncle,  curé 
de  Bouillonnas  :  c'est  à  celui-ci  «  qu'il  doit  son 
institution  et  tout  ce  qu'il  est  et  pouvait  être  », 
comme  il  le  rappelle  plus  tard,  à  son  lit  de 
mort.  Où  cette  institution  eut-elle  lieu  ? 
Probablement  dans  la  famille  même,  à  Sarlat, 
où  le  souffle  de  la  Renaissance  se  faisait  sentir, 
à  l'instigation  de  l'évêque,  le  cardinal  Nicolas 
Gaddi,  parent  des  Médicis  et  véritable  huma- 
niste, dont  le  logis  était  voisin  de  celui  de 
La  Boétie.  On  ignore  également  où  ces 
études  se  firent,  peut-être  à  Bordeaux  ou  à 
Bourges.    En    tout   cas,    elles   s'achevèrent    à 


INTRODUCTION  13 

Orléans,  où  La  Boétie  prit  son  grade  de  licen- 
cié en  droit  civil,  le  23  septembre  i553,  et 
acquit  dans  un  milieu  aussi  docte  que  géné- 
reux l'information  juridique  nécessaire  à  un 
futur  magistrat. 

Son  précoce  mérite  ouvrit  avant  l'âge  à  La 
Boétie  les  portes  du  Parlement  de  Bordeaux.  Le 
20  janvier  i553,  des  lettres-patentes  du  roi 
Henri  II  autorisaient  Guillaume  de  Lur,  con- 
seiller, à  résigner  «  son  état  et  office  en  ladite 
cour  »,  en  faveur  de  Maître  Etienne  de  La 
Boétie,  qui  n'avait  alors  que  vingt-deux  ans  et 
quelques  mois.  L'âge  requis  était  vingt- 
cinq  ans.  Aussi,  le  i3  octobre  suivant,  quelques 
jours  seulement  après  la  délivrance  du  diplôme 
de  licencié,  le  roi  octroyait  de  nouvelles 
lettres-patentes,  pour  pourvoir  La  Boétie  à 
l'office  de  conseiller  et  y  joignait  des  lettres  de 
dispense,  permettant  au  jeune  homme  d'occu- 
per sa  charge.  I^e  postulant  était  admis  à 
l'exercice  de  sa  fonction  et  prêtait  serment  le 
17  mai  i554,  toutes  chambres  assemblées.  Il 
n'avait  alors  que  vingt-trois  ans  et  demi,  et 
l'exception,  flatteuse  assurément,  n'était  pas 
exceptionnelle.  Elle  rapprochait  ainsi,  dès  l'ori- 
gine de  leurs  relations,  deux  noms  qui  devaient 
se  joindre  davantage  :  Guillaume  de  Lur,  sieur 
de  Longa,  docte  humaniste  qui  allait  venir  au 


14  INTRODUCTION 

Parlement  de  Paris,  et  Etienne  de  La  Boétie, 
humaniste  lui  aussi  non  moins  fervent  et 
qu'agitaient  déjà,  si  l'on  en  croit  Montaigne, 
de  nobles  ambitions.  XXViïï 

«  C'est,  dit  celui-ci,  au  chapitre  XX Vil  du 
livre  I  de  ses  Essais,  à  l'endroit  où  il  parle  pour 
la  première  fois  de  l'opuscule  de  La  Boétie, 
dix-huit  ans  après  sa  perte,  c'est  un  discours 
auquel  il  donna  le  nom  :  De  la  Servitude  volon- 
taire ;  mais  ceux  qui  l'ont  ignoré  l'ont  bien 
proprement  depuis  rebaptisé  :  Le  contre  un.  11 
l'écrivit  par  manière  d'essai,  en  sa  première 
jeunesse,  n'ayant  pas  atteint  le  dix-huitième 
an  de  son  âge,  à  l'honneur  de  la  liberté  contre 
les  tyrans.  Il  court  piéçà  es  mains  des  gens 
d'entendement,  non  sans  bien  grande  et 
méritée  recommandation  :  car  il  est  gentil  et 
plein  tout  ce  qu'il  est  possible.  Si  y  a  il  rien  à 
dire  que  ce  ne  soit  le  mieux  qu'il  pût  faire,  et 
si,  en  l'âge  que  je  l'ai  connu  plus  avancé,  il 
eût  pris  un  tel  dessein  que  le  mien,  de  mettre 
par  écrit  ses  fantaisies,  nous  verrions  plusieurs 
choses  rares  et  qui  nous  approcheraient  bien 
près  de  l'honneur  de  l'antiquité.  Car,  notam- 
ment en  cette  partie  des  dons  dénature,  je  n'en 
connais  nul  qui  lui  soit  comparable.  Mais  il 
n'est  demeuré  de  lui  que  ce  discours,  encore 
par  rencontre,  et  crois  qu'il  ne  le  vit  onques 


INTRODUCTION 


puis  quïl  lui  échappa,  et  quelques  mémoires 
sur  cet  Édit  de  janvier,  fameux  par  nos 
guerres  civiles,  qui  trouveront  encore  ailleurs 
leur  place.  C'est  ce  que  j'ai  pu  recouvrer  de 
ses  reliques,  outre  le  livret  de  ses  œuvres, 
que  j'ai  fait  mettre  en  lumière  ;  et  si  suis 
obligé  particulièrement  à  cette  pièce,  d'autant 
qu'elle  a  servi  de  moyen  à  notre  première 
accointance  car  elle  me  fut  montrée  avant 
que  je  l'eusse  vu,  et  me  donna  la  première 
connaissance  de  son  nom,  acheminant  ainsi 
celte  amitié  que  nous  avons  nourrie,  tant  que 
Dieu  a  voulu,  entre  nous,  si  entière  et  si 
parfaite,  que  certainement  il  ne  s'en  lit  guère 
de  pareille.  » 

Ainsi  s'exprime  Montaigne  dans  la  première 
édition  de  son  œuvre  :  il  maintient  et  confirme 
tout  ce  qu'il  a  dit  du  caractère  de  La  Boétie  et 
de  son  œuvre,  et  se  corrige  pourtant  sur  un 
point,  mettant  seize  au  lieu  de  dix-huit  quand 
il  déclare  :  «  Mais  oyons  un  peu  parler  ce 
garçon  de  dix-huit  ans.  »  Il  est  manifeste  que 
Montaigne  rajeunit  La  Boétie,  pour  donner 
moins  de  portée  à  son  œuvre,  que  les  événe- 
ments ont  singulièrement  accentuée,  et  pour 
qu'on  ne  s'y  méprenne  point,  il  se  dédit 
d'imprimer  la  Servitude  volontaire,  qui  com- 
mençait à  être  connue. 


l6  INTRODUCTION 

Montaigne  s'en  explique  et  dit  clairement 
comment  les  choses  se  passèrent.  «  Parce  que 
j'ai  trouvé  que  cet  ouvrage  a  été  depuis  mis 
en  lumière,  et  à  mauvaise  fin.  par  ceux  qui 
cherchent  à  troubler  et  à  changer  l'état  de 
notre  police,  sans  se  soucier  s'ils  l'amenderont, 
qu'ils  ont  mêlé  à  d'autres  écrits  de  leur  farine, 
je  me  suis  dédit  de  le  loger  ici.  Et  afin  que  la 
mémoire  de  l'auteur  n'en  soit  intéressée  en 
l'endroit  de  ceux  qui  n'ont  pu  connaître  de 
près  ses  opinions  et  ses  actions,  je  les  avise 
que  le  sujet  fut  traité  par  lui  en  son  enfance, 
par  manière  d'exercitation  seulement,  comme 
sujet  vulgaire  et  tracassé  en  mille  endroits  des 
livres.  Je  ne  fais  nul  doute  qu'il  ne  crût  ce 
qu'il  écrivait,  car  il  était  assez  consciencieux 
pour  ne  mentir  pas  même  en  se  jouant,  et  sais 
davantage  que,  s'il  eût  à  choisir,  il  eût  mieux 
aimé  être  né  à  Venise  qu'à  Sarlat  ;  mais  il 
avait  une  autre  maxime  souverainement 
empreinte  en  son  âme,  d'obéir  et  de  se  soumet- 
tre très  religieusement  aux  lois  sous  lesquelles 
il  était  né.  11  ne  fut  jamais  un  meilleur  citoyen, 
ni  plus  affectionné  au  repos  de  sa  patrie,  ni 
plus  ennemi  des  remuements  et  nouvelletés 
de  son  temps  :  il  eût  bien  plutôt  employé  sa 
suffisance  à  les  éteindre  qu'à  leur  fournir  de 
quoi    les    émouvoir  davantage  ;  il   avait  son 


INTRODUCTION  17 

esprit  moulé  au  patron  d'autres  siècles  que 
ceux-ci.  » 

Ainsi  s'exprime  Montaigne  et  les  faits  vien- 
nent confirmer  ce  qu'il  en  dit.  Comme  on  le 
voit,  c'est  contre  son  gré  et  sans  son  assenti- 
ment que  l'œuvre  de  La  Boétie  vit  le  jour. 
Bientôt  elle  fut  publiée.  Dix  ans  après  la  mort 
de  La  Boétie,  en  1074,  un  long  fragment  était 
inséré,  sans  commentaire,  d'abord  en  latin 
{Dialogi  ab  Eusebio  Philadelpho  cosmopolita, 
2^  dialogue,  p.  1 28-1 34  et  peu  après  en  français 
{Le  réveille  matin  des  Français,  2^  dialogue, 
p.  182-190),  un  recueil  dans  lequel  il  n'était  pas 
malaisé  de  reconnaître  la  main  de  François 
Hotman.  L'esprit  de  polémique  était  plus 
manifeste  encore  dans  les  Mémoires  de  lEsiat 
de  France,  rassemblés  en  i574  par  Simon  Gou- 
lard,  un  pamphlétaire  huguenot  qui  insérait  le 
texte  entier  de  l'œuvre  de  La  Boétie,  discrète- 
ment accommodé  à  l'usage  qu'on  en  préten- 
dait faire. 

La  curiosité  du  lecteur  était  désormais  attirée 
sur  cette  œuvre.  Maintes  fois  elle  fut  réimpri- 
mée dans  le  recueil  de  Simon  Goulard,  Mé- 
moires  de  l' Estât  de  France,  qui  reparut  plusieurs 
fois  sous  des  formes  diverses,  mais  toujours 
avec  le  même  titre,  qui  donnait  un  texte 
accommodé,  par  endroits,  aux  aspirations  de 


INTRODUCTION 


l'heure  présente,  et  qui  a  subsisté  jusqu'au 
XIX*  siècle.  Les  contemporains  n'en  ignoraient 
pas  moins,  encore,  l'œuvre  précise  de  La 
Boétie,  et  les  esprits  curieux  se  préoccupaient 
toujours  d'en  posséder  quelque  copie  exacte. 
C'est  ainsi  qu'Henri  de  Mesme  et  Claude 
Dupuy,  qui  tous  les  deux  furent  des  amis  de 
Montaigne,  avaient  fait  transcrire  et  possé- 
daient dans  leurs  papiers  une  copie  de  la  Ser- 
vitude volontaire.  Un  troisième  érudit,  Jacopo 
Corbinelli,  vit  un  de  ces  manuscrits  en  1570, 
le  lut  avec  grand  plaisir  et  le  trouva  écrit  «  in 
francese  elegantissimo  >),  ce  qui  donne  une 
date  certaine  et  apporte  un  renseignement  pré- 
cieux (Ri ta  Calderini  dei-Marchi,  Jacopo  Corbi 
nelli  et  les  érudits  de  son  temps,  d'après  la  corres- 
pondance inédite  Corbinelli- Pinelli  (i 566- 1587), 
Milan,  1914,  P-  191)- 

Ce  témoignage  de  Corbinelli  sert  à  prouver 
que  l'œuvre  de  La  Boétie  est  bien  de  lui,  qu'elle 
fut  composée  à  l'époque  et  dans  les  circons- 
tances qu'on  lui  attribue  et  il  n'y  est  point  fait 
d'allusion  à  Henri  III,  mais  à  Charles  IX,  qui 
régna  pendant  quatorze  ans,  alors  que  les 
troubles  ensanglantaient  chaque  jour  davan- 
tage la  France  et  fournissaient  des  occasions 
naturelles  à  des  interprétations  erronées. 

Un  peu  plus  tard,  les  copies  de  La  Boétie  se 


INTRODUCTION  19 

multiplièrent,  reproduisant  toujours  le  texte  de 
Claude  Dupuy  ou  d'Henri  de  Mesme,  qu'on 
trouve  notamment  dans  les  manuscrits  fran- 
çais 17,  298  (Séguier)  et  20,  167  (Sainte- 
Marthe).  A  mesure  qu'il  se  répand,  le  Discours 
de  la  Servitude  est  mieux  connu  et  mieux 
apprécié.  Dans  son  Histoire  universelle  (édition 
de  Ruble,  t.  IV,  p.  189),  Agrippa  d'Aubigné 
cite  nommément  La  Boétie  parmi  «  les  esprits 
irrités  qui  avec  merveilleuse  hardiesse  faisaient 
imprimer  livres  portant  ce  qu'en  d'autres  sai- 
sons on  n'eût  pas  voulu  dire  à  l'oreille  » .  Et  le 
même  Agrippa  d'Aubigné,  dissertant  de  nou- 
veau Du  devoir  naturel  des  rois  et  des  sujets, 
montrerait  s'il  l'eût  fallu,  «  par  le  menu,  com- 
ment la  vengeance  de  cette  foi  violée  les  a 
poussés  à  remettre  en  lumière  le  livre  de  La 
Boétie  touchant  la  Sen'itude  volontaire.  »  (Œu- 
vres de  d'Aubigné,  éd.  Réaume  et  de  Caussade, 
t.  II,  p.  36  et  39.) 

Et  ce  témoignage  est  confirmé  par  un  autre 
contemporain,  Pierre  de  L'Estoile  :  «  Pour  la 
dernière  batterie  furent  publiés  en  ce  temps 
(lô-.^i)  les  Mémoires  de  testât  de  France,  impri- 
més in-8,  en  trois  volumes,  à  Genève,  en  Alle- 
magne et  ailleurs,  qui  est  un  fagotage  et  ramas 
de  toutes  les  pièces  qu'on  y  a  pu  coudre  pour 
rendre  cette  journée  odieuse  ...  avec  tout  plein 

LA^    BOÉTIE  2 


20  INTRODUCTION 

de  notables  traités,  comme  celui  de  la  Servitude 
volontaire,  qui,  n'ayant  été  imprimé,  y  tient  un 
des  premiers  lieux  pour  être  bien  fait,  pour 
être  faits,  car,  quant  à  la  vérité  de  l'histoire,... 
on  n'en  peut  faire  aucun  état,  ce  qui  était 
toutefois  le  plus  recherchable.  Mais  ayant  été 
lesdits  Mémoires  trop  précipitamment  mis 
sur  la  presse  n'ont  pu  éviter  le  nom  de  fables  à 
l'endroit  de  beaucoup,  au  lieu  de  celui  d'his- 
toire. ))  {Registre  journal  de  Pierre  de  L'Esloile 
(1574-1589),  publié  par  H.  Omont.  Mémoires 
de  la  Société  de  l'Histoire  de  Paris,  1900,  p.  6). 

Tel  est  le  témoignage  d'un  contemporain  sur 
ce  w  fagotage  »  sincère  mais  sans  critique  qui 
tendrait,  si  on  s'en  tenait  là,  à  faire  de  La 
Boétie  un  pamphlétaire  et  un  polémiste,  écri- 
vant sous  l'inspiration  du  moment  et  mettant 
au  jour  ce  qui  était  composé  depuis  longtemps, 
et  publié  avec  l'intention  de  troubler  davan- 
tage les  esprits.  La  vérité  est  tout  autre,  est-il 
besoin  de  le  dire  ?  Écrit  en  pleine  jeunesse,  à 
une  date  qu'on  ne  saurait  préciser,  par  suite 
d'une  correction  malencontreuse  de  Montai- 
gne, mais  qui  ne  peut  osciller  qu'entre  la 
seizième  et  la  dix-huitième  année  de  son  âge, 
c'est-à-dire  vers  i548,  remanié  sans  doute  et 
complété  vers  i55o  ou  i55i,  alors  âgé  de  vingt 
ans   environ,  dans  toute   l'ardeur  d'un  esprit 


INTRODUCTION  21 


généreux  et  convaincu,  La  Boétie  ne  pouvait 
qu'exhaler  la  sincérité  de  ses  aspirations.  Faut- 
il  s'étonner  qu'elles  fussent  à  la  fois  doctes  et 
libérales,  ce  qu'elles  étaient,  alors  que  La  Boétie 
put  retoucher  son  œuvre  et  se  mêler  pour  un 
temps  au  savant  milieu  de  Ronsard,  de  Du 
Bellay,  de  Baïf  ?  S'il  était  moins  réputé,  l'en- 
tourage ordinaire  de  La  Boétie  n'en  était  pas 
moins  remarquable,  dans  une  famille  essentiel- 
lement de  judicature,  —  sa  mère  était  une 
Calvimont  et  sa  femme  une  de  Carie,  —  égale- 
ment réputée  dans  la  jurisprudence  et  dans 
les  lettres.  Ainsi  encadré,  dans  cet  entourage 
savant,  La  Boétie,  vaquant  d'abord  avec  réserve 
aux  obligations  de  sa  charge,  ne  pouvait  que 
s'abandonner  à  son  penchant  naturel  d'huma- 
niste ardeQt  et  généreux. 

C'est  ainsi  que  se  formait  cet  esprit  spon- 
tané, concentré  dans  ses  aspirations,  qui  écla- 
tait dans  ses  élans,  avec  la  vivacité  d'un  cœur 
franc  et  noble.  Il  s'abandonnait  à  son  inspira- 
tion, lui  donnant  la  vivacité,  la  netteté  de 
l'expression,  la  laissant,  comme  elle  d'origine, 
généreuse  et  décousue.  Pour  y  trouver  un 
ordre  naturel  et  logique,  il  suffit  d'y  suivre, 
sans  esprit  préconçu,  l'argumentation  de  La 
Boétie.  Bien  entendu,  il  y  mêle  sans  cesse  des 
réminiscences     classiques,     surtout    dans     la 


22  INTRODUCTION 

pensée,  car,  s'il  s'en  imprègne,  il  sait  lui 
donner  le  tour  de  la  pensée  antique,  se  l'assi- 
mile, la  traduit  avec  un  réel  sentiment  de  l'hu- 
manisme qui  soutient  la  générosité  de  son 
œuvre. 

Bien  des  fois  on  a  étudié  dans  le  détail 
l'esprit  qui  inspire  la  Servitude  volontaire.  Nul 
ne  l'a  fait  par  le  menu,  ni  avec  plus  de  mé- 
thode, que  M.  Louis  Delaruelle  dans  son  étude 
sur  l'Inspiration  antique  dans  le  «  Discours  de  la 
Servitude  volontaire  »  {Revue  d'histoire  littéraire 
de  la  France,  igio,  p,  34-52).  Tout  y  est  anti- 
que en  effet,  l'inspiration  comme  le  forme  : 
sobre,  nette  et  ferme,  que  l'idée  suscite  et  pare 
de  son  goût.  «  Mais,  comme  l'a  dit  fort  ingé- 
nieusement Prévost-Paradol,  malgré  ce  com- 
mun éloignement,  —  de  Montaigne  et  de  La 
Boétie,  —  pour  toutes  les  apparences  d'excès, 
il  y  avait  en  La  Boétie  une  certaine  ardeur 
d'ambition  et  un  penchant  à  intervenir  dans 
les  affaires  humaines,  qui  manquaient  à  Mon- 
taigne. 11  avait  plus  de  confiance,  ou,  si  l'on 
veut,  il  se  faisait  plus  d'illusion  sur  la  possibi- 
lité de  donner  à  l'intelligence  et  à  l'honnêteté 
un  rôle  utile  dans  les  divers  mouvements  de  ce 
monde.  Montaigne  nous  avoue  que  son  ami 
eût  mieux  aimé  être  né  à  Venise  qu'à  Sarlat  ; 
plus  explicite  encore  dans  une  lettre  au  chan- 


INTRODUCTION  23 

celier  de  L'Hospital,  il  regrette  que  La  Boétie 
ait  croupi  «  es  cendres  de  son  foyer  domes- 
tique, au  grand  dommage  du  bien  commun. 
Ainsi,  ajoute-t-il,  sont  demeurées  oisives  en 
lui  beaucoup  de  grandes  parties  desquelles  la 
chose  publique  eût  pu  tirer  du  service  et  lui 
de  la  gloire  ».  On  croirait  volontiers  entendre 
dans  ce  regret  le  murmure  de  La  Boétie  s'exha- 
lant  après  sa  mort  par  cette  bouche  fraternelle  : 
mais  lui-même  enlevé,  comme  Vauvenargues 
devait  l'être  un  jour,  à  la  fleur  de  l'âge,  a 
laissé  échapper  en  mourant  ce  que  Vauve- 
nargues avait  répété  toute  sa  vie  :  «  Par  aven- 
ture, dit-il  à  Montaigne,  n'étais-je  point  né  si 
inutile  que  je  n'eusse  moyen  de  faire  service  à 
la  chose  publique  ?  Quoi  qu'il  en  soit,  je  suis 
prêt  à  partir  quand  il  plaira  à  Dieu.  » 

Entre  cet  espoir  et  ce  regret,  c'est  toute  la 
distance  qui  sépare  la  Servitude  volontaire  des 
Essais.  Jeune  et  ardent,  La  Boétie  croyait 
l'avenir  ouvert  devant  lui  et  voulait  surtout 
servir  le  bien  commun,  tandis  que  Montai- 
gne, en  se  sentant  instruit  par  l'expérience, 
n'avait  pas  gardé  son  illusion  sur  l'humanité. 
Devant  la  leçon  des  faits,  La  Boétie  avait  perdu 
sa  confiance  généreuse  :  il  croyait  moins  spon- 
tanément à  la  franchise  naturelle  du  genre 
humain  et  servait  moins  volontairement  son 


24  INTRODUCTION 

utopie.  La  vie  et  le  contact  des  hommes  eussent 
fait  leur  œuvre  naturelle  et  attiédi  son  ardeur 
comme  elles  eussent  tempéré  son  impulsion. 
C'est  pour  cela  que  Montaigne,  modéré  et  assagi 
par  l'âge,  s'essaie  à  rajeunir  La  Boétie  pour 
prêter  moins  d'importance  à  son  action.  Loin 
delà  surfaire,  il  l'atténue,  adoucissant  son  acte, 
préférant  laisser  son  langage  sans  écho  plutôt 
que  de  lui  prêter  une  portée  excessive  et 
injuste.  Là  est  l'unique  raison  de  son  attitude  : 
c'est  pourquoi  il  a  préféré  se  taire  que  livrer  à 
des  commentaires  injustifiés  et  excessifs  la  Ser- 
vitude volontaire  d'abord,  et  ensuite  le  Mémoire 
sur  rÉdit  de  janvier  1562.  Malgré  les  risques 
auxquels  l'exposait  le  silence  de  La  Boétie,  il 
aime  mieux  laisser  sa  pensée  inconnue  que 
permettre  qu'on  la  travestisse  :  il  savait  que  le 
temps  finirait  par  la  mettre  au  jour  sous  son 
véritable  aspect.  Et  on  ne  saurait  dire  que  ce 
calcul  ait  été  trompé,  puisque  l'œuvre  entière 
de  La  Boétie  a  été  imprimée  sans  que  Mon- 
taigne lait  laissé  fausser. 

C'est  pourquoi  Montaigne  laissa  le  langage 
de  La  Boétie  ce  qu'il  était  à  l'origine  :  hardi  et 
vigoureux,  peu  porté  vers  les  innovations  de 
tout  genre,  comme  devait  l'être  celui  d'un  futur 
magistrat,  sans  sympathie  pour  les  téméraires, 
Tilême  généreux.   Déjà  on  connaissait  depuis 


INTRODUCTION  2$ 

quelque  temps,  plus  ou  moins  ouvertement, 
ce  fier  langage  tout  plein  du  culte  de  la  liberté 
et  de  l'exécration  de  la  tyrannie.  Ce  qui  en 
était  le  danger,  c'était  le  souffle  loyaliste  et 
spontané  qui  mettait  en  belle  place  l'éloge  du 
monarque  parmi  les  récriminations  contre  la 
tyrannie,  et  le  récit  des  méfaits  du  tyran.  Il 
s'agissait  d'ailleurs,  sous  la  plume  de  La 
Boétie,  dun  personnage  abstrait,  réminiscence 
antique  qui  ne  comportait  nulle  allusion 
directe,  parce  que  les  rapprochements  qui  pou- 
vaient y  être  faits  ne  concordaient  ni  dans 
l'esprit  ni  dans  l'application  immédiate  et  pro- 
chaine. 

Malgré  l'apparence,  cette  inspiration  loya- 
liste persistera  dans  le  langage  de  La  Boétie  et 
on  retrouvera  ce  sentiment,  ce  langage  même, 
quand  il  reprendra  la  plume  pour  parler  plus 
posément  et  d'un  sens  plus  rassis.  L'élan  de  sa 
nature  libérale  l'entraîna  juqu'à  pousser  spon- 
tanément ces  accents  éloquents  qui  se  prolon- 
gent ainsi,  après  quatre  siècles,  avec  une  con- 
viction si  forte.  Il  donna  de  lui-même  et  sans 
préméditation  cette  forme  noble  et  entraînante 
à  des  pensées  que  d'autres  avant  lui  avaient 
envisagées,  que  d'autres  avaient  exprimées, 
avec  moins  d'enthousiasme  sans  doute,  mais 
avec  une  logique  suffisante,  de  Philippe  Pot  à 


20  INTRODUCTION 

Michel  Geissmayer,  apôtres  l'un  et  l'autre  de 
la  liberté  humaine  et  de  l'égalité  religieuse. 
Ces  sentiments,  d'autres  auraient  pu  les  mani- 
fester, mais  il  leur  aurait  manqué  assurément 
l'entraînement,  sinon  la  conviction.  Poussé  par 
la  générosité  de  sa  nature,  gagné  par  son  cœur 
ardent  et  mobile,  La  Boétie  se  laisse  aller  à  ce 
mouvement  magnanime  et  noble  qu'il  eût 
exprimé  sans  doute  d'original  dans  des  vers 
latins  serrés  et  concis,  s'il  avait  voulu  expri- 
mer des  sentiments  plus  précis  et  moins  décla- 
matoires. Mais,  dans  la  fougue  de  son  zèle 
et  de  son  caractère,  il  laisse  parler  sa  langue 
naturelle  et  pousse  sans  effort  un  cri  d'indi- 
gnation éloquente  qui  résumait  tout  un  passé 
d'enthousiasme  et  de  conviction. 


MÉMOIRE  TOUCHANT  l'ÉDIT  DE  JANVIER    l562 

Pour  être  complet,  le  recueil  des  opuscules 
de  La  Boétie  publié  par  Montaigne,  en  iSyi, 
manquait  donc  de  deux  ouvrages  dont  la  pater- 
nité ne  saurait  faire  de  doute  :  le  Discours  de  la 
Servitude  volontaire,  et  le  Mémoire  touchant 
VÉdit  de  janvier  1562.  On  a  déjà  vu  comment 
la  Servitude  volontaire  fut  divulguée  ;  on  va 
sfivoir  pourquoi  nous  pensons  avoir  découvert 


INTRODUCTION  27 

le  Mémoire  sur  l'Édit  de  janvier  et  quelles  rai- 
sons nous  déterminent  à  le  lui  attribuer  for- 
mellement. 

Montaigne  confesse  avec  netteté  avoir  eu 
en  mains,  après  la  mort  de  La  Boétie,  la  Servi- 
tude volontaire,  dont  nous  savons  en  détail  le 
sort,  et  aussi  «  quelques  Mémoires  de  nos 
troubles  sur  l'Édit  de  janvier  1662  ».  Ce  sont 
les  termes  mêmes  de  Montaigne,  et  il  ajoute  : 
«  Mais  quant  à  ces  deux  dernières  pièces,  je 
leur  trouve  la  façon  trop  délicate  et  mignarde 
pour  les  abandonner  au  grossier  et  pesant  air 
d'une  si  malplaisante  saison  ».  Ceci  était 
écrit  le  10  août  1670,  à  une  heure  où  les 
Réformés  s'étaient  déjà  maintes  fois  soulevés 
et  se  montraient  particulièrement  turbulents, 
à  la  veille  de  la  paix  de  Saint  Germain  qui  les 
ménageait  beaucoup. 

Par  scrupule,  Montaigne  laissa  donc  inédits 
les  deux  opuscules  de  son  ami,  mais  tandis 
que  la  Servitude  volontaire  voyait  le  jour,  les 
Mémoires  sur  l'Édit  de  janvier  demeurèrent 
inédits  :  Montaigne  les  signala  sans  que  les 
contemporains  semblent  s'être  préoccupés  de 
leur  existence.  Il  est  vrai  que  cet  ouvrage 
n'agitait  pas  une  question  toujours  brûlante 
comme  le  précédent,  et  que,  traité  d'une 
plume  moins  juvénile,  il  devait  être  de  sens 


28  INTRODUCTION 

plus  rassis.  De  sorte  que,  si  on  ne  pouvail 
ignorer  que  ces  Mémoires  avaient  été  compo- 
sés, on  ne  savait  jusqu'à  ce  jour  quel  sort  ils 
avaient  eu.  Les  publicistes  du  temps  ayant 
dédaigné  cette  œuvre,  il  fallait  la  rechercher 
dans  les  manuscrits  inexplorés  et  tâcher  de  l'y 
découvrir.  C'est  ainsi  que  nous  avons  procédé. 
Après  quelques  incertitudes,  le  manuscrit 
n"  410  de  la  bibliothèque  Mejane,  à  Aix-en- 
Provence,  nous  a  paru  pouvoir  contenir  la 
solution  de  la  question  posée.  C'est  un  recueil 
factice  relié  en  parchemin,  de  trente-six  pièces, 
les  unes  originales,  les  autres  en  copie  du 
temps,  presque  toutes  concernant  des  événe- 
ments du  xvi<=  siècle  antérieurs  à  1575.  L'une 
d'elles,  P*  i3i-i64,  porte  le  titre  :  Mémoire  tou- 
chant l'Édit  de  janvier  1562.  C'est,  comme  on 
le  voit,  à  une  très  légère  différence  près,  le 
titre  même  indiqué  par  Montaigne,  et  encore 
convient-il  de  remarquer  que  le  mot  troubles, 
donc  s'est  servi  Montaigne,  s'il  ne  se  trouve  pas 
dans  le  titre  même  du  manuscrit,  y  est  employé 
dès  la  première  ligne.  Cette  coïncidence,  déjà 
forte  en  elle-même,  méritait  qu'on  s'y  arrêtât 
et  qu'on  essayât  de  la  confirmer. 

L'examen  y  réussit  assez  vite.  A  lire  ces 
pages  serrées  et  pressantes,  bien  que  le  copiste 
trop    souvent   inintelligent   ou  inattentif    ne 


INTRODUCTION  29 

nous  ait  pas  conserv^é  le  texte  dans  sa  pureté 
originelle,  on  se  convaincra  aisément  qu'elles 
émanent  d'un  humaniste  maître  de  sa  pensée 
et  de  sa  langue,  habile  à  développer  lune 
comme  à  écrire  l'autre.  Dans  l'argumentation 
et  dans  le  style,  on  retrouve,  quoique  avec 
moins  d'éclat,  les  procédés  déjà  employés  dans 
la  Servitude  volontaire  :  énumérations  destinées 
à  convaincre  ;  raisons  éloquentes  dont  l'exposé 
est  souligné  par  la  force  de  l'expression  :  sobre 
emploi  des  figures  qui  éclaire  la  démonstra- 
tion sans  l'afl'aiblir.  Ne  sont-ce  pas  des  traits 
de  ressemblance  avec  le  Contr'un,  plus  nerveux, 
sans  doute,  et  plus  généreux  dans  la  forme 
que  les  Mémoires  sur  l'Édit  de  janvier,  inspirés 
par  le  même  amour  de  la  liberté  et  de  la 
justice,  prêchant  le  respect  de  la  tolérance 
avec  une  conviction  plus  contenue,  mais  non 
moins  profonde  ? 

Évidemment,  toutes  ces  analogies  n'ont 
qu'une  valeur  relative  :  on  les  souhaiterait  plus 
directes,  plus  probantes.  Mais  d'autres  consta- 
tations viennent  souligner  ces  traits,  les  accen- 
tuer. On  constate  encore,  à  la  lecture,  que  ces 
pages  sont  d'un  magistrat  du  sud-ouest, 
évidemment  d'un  conseiller  au  Parlement  de 
Bordeaux.  Il  parle  maintes  fois  de  la  Guyenne, 
de  noire  Guyenne,   de   ce  qui  s'y   fait,   de   ce 


30  INTRODUCTION 

qu'on  y  pense,  et  les  rares  exemples  qu'il 
invoque  sont  tirés  de  cette  région,  qu'il  plaint 
et  dont  il  s'occupe  avec  une  sympathie  mani- 
feste. Si  ces  cas  sont  trop  rares,  à  notre  gré,  ils 
n'en  sont  pas  moins  caractéristiques.  Magis- 
trat, l'auteur  penche  pour  l'exercice  de  la 
justice  :  c'est  à  elle  qu'il  veut  qu'on  fasse  appel, 
il  demande  qu'elle  décide  etque  le  pouvoir  admi- 
nistratif exécute.  Il  sait  que,  malgré  ses  écarts, 
malgré  l'intolérance  de  nombre  de  ses  mem- 
bres, l'équité  des  Parlements  ofTre  plus  de 
garanties  que  celle  des  officiers  administratifs  : 
avec  elle  la  répression  est  plus  mesurée, 
d'ordinaire,  plus  égale  et  moins  sujette  à 
écarts.  Déjà,  La  Boétie  en  avait  fait  l'expérience 
quand  il  accompagna,  en  octobre  i56i,  Burie, 
lieutenant  du  roi  à  Bordeaux,  quand  celui-ci 
vint  en  Agenais,  pour  calmer  les  passions 
religieuses  trop  excitées.  La  Boétie  avait  essayé 
alors  de  faire  triompher  le  bon  sens  et  il  est 
naturel  que  plus  tard,  préconisant  une  mesure 
générale,  pour  établir  la  concorde  dans  le 
pays,  il  ait  songé  au  moyen  expérimenté  par 
lui-même. 

C'est  apparemment  dans  les  derniers  jours 
de  cette  année  i56i,  que  La  Boétie  rédigea  son 
mémoire.  Elle  avait  été,  cette  année,  pleined'évé- 
nements.  A  la  mort  de  François  II  (5  décem- 


INTRODUCTION  3I 

bre  i56o),  Catherine  de  Médicis  avait  pris  en 
main  le  pouvoir,  comme  régente  de  son  fils 
mineur  Charles  IX,  et  se  sentant  trop  faible  entre 
les  partis  en  présence,  elle  essayait  aussitôt  de 
louvoyer,  ménageant  tantôt  Condé  et  Antoine 
de  Navarre,  tantôt  supportant  les  Guise  et 
Montmorency.  Cette  indécision  de  la  reine  se 
fait  sentir  sur  toute  l'administration  du 
royaume.  Les  États  généraux,  convoqués  à 
Orléans  quand  François  II  trépassa,  deviennent 
aussitôt  plus  pressants.  Le  Tiers-État  reven- 
dique nettement,  par  la  voix  de  l'avocat  borde- 
lais Jean  Lange,  des  réformes  politiques  et  reli- 
gieuses. Il  s'entend  avec  la  Noblesse  pour  atta- 
quer le  Clergé,  qui,  lui,  maladroitement  se 
défend  par  la  violence.  Les  trois  ordres  avaient 
été  réunis  pour  faire  face  au  déficit  du  trésor 
royal  ;  mais  la  question  religieuse  s'impose  à 
eux,  et  désormais  c'est  elle  qui  primera  les 
autres. 

Ce  n'est  pas  ce  qu'eût  souhaité  le  Régente, 
qui  manifestement  reléguait  alors  la  question 
religieuse  à  la  suite  de  la  question  dynastique 
et  s'efforçait  de  maintenir  la  tranquillité,  pour 
tirer  les  finances  de  la  royauté  et  la  royauté 
elle-même  du  grand  embarras  où  elles  se 
débattaient.  Une  première  fois,  le  19  avril  i56i, 
un  édit  de  tolérance  vint  donner  à  chacun  la 


32  INTRODUCTION 

liberté  des  prêches  privés  et  libérer  les  détenus 
pour  cause  de  religion  ;  et  ce  premier  pas  dans 
la  voie  d'une  indulgence  intéressée  mécontente 
les  catholiques,  sans  satisfaire  les  réformés.  Les 
prêches  se  multiplièrent,  les  auditeurs  devin- 
rent turbulents,  Paris  se  troubla  et  il  en  fut  de 
même  de  bien  des  provinces  du  royaume. 
L'audace  des  réformés,  leur  esprit  de  suite 
alarmèrent  les  hommes  judicieux  qui  jusque-là 
s'étaient  montrés  sans  prévention  contre  le 
culte  nouveau,  La  reine  s'en  émut  à  son  tour, 
et,  d'elle-même,  par  un  coup  d'autorité  plus 
affecté  que  réel,  elle  promulgua,  le  ii  juillet, 
un  édit  qui  défendait  les  prêches  et  revint 
brusquement  un  an  en  arrière,  à  François  ïl, 
et  aux  prescriptions  de  l'ordonnance  de  Romo- 
rantin. 

Les  réformés  ne  se  méprirent  pas  sur  cette 
mesure  et  sentirent  tout  ce  qu'elle  avait  de 
précaire.  Ils  agirent  avec  la  même  constance, 
agitant  chaque  jour  davantage  les  provinces, 
tandis  qu'à  la  cour  la  royauté  se  débattait  dans 
les  mêmes  difficultés.  En  se  séparant,  les  Etats 
généraux  d'Orléans  s'étaient  ajournés  au 
i"  mai  i56i.  Ils  ne  purent  se  réunir  à  Pontoise 
que  le  i*'  août  suivant,  et  là,  le  Tiers-État  et  la 
Noblesse,  marchandant  avec  le  prince,  cher- 
chent à  obtenir  quelque  chose  de  son  autorité, 


INTRODUCTION  33 

en  échange  des  sacrifices  qu'ils  consentent  pour 
sauver  les  finances.  Le  Clergé,  lui,  est  occupé 
aux  vaines  discussions  théologico-ergoteuses 
du  colloque  de  Poissy,  car  on  s'est  avisé,  après 
une  séance  générale  à  Saint-Germain  (27  août), 
pour  essayer  de  rapprocher  momentanément 
les  adversaires  religieux,  de  rassembler  dans 
une  réunion  théologique  des  prélats  catholi- 
ques et  des  pasteurs  protestants.  Dans  ce 
synode,  on  discute  pendant  tout  le  mois  de 
septembre  ;  on  ergote  de  plus  en  plus  àpre- 
ment,  à  mesure  que  disparait  l'espoir  de  voir 
l'Église  catholique  se  réformer  elle-même  pour 
se  rapprocher  de  ses  ennemis. 

On  s'étonne  maintenant  d'une  confiance  si 
naïve  ;  mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  le  dogme 
catholique  n'était  pas  fixé  alors  comme  il  l'a 
été  depuis.  Le  concile  de  Trente,  qui  devait  le 
formuler,  convoqué  en  décembre  i545,  subit 
tant  d'interruptions  et  d'arrêts,  qu'en  i56i  les 
mesures  qu'on  attendait  de  lui  n'avaient  pas 
encore  été  prises.  Dans  ces  conjonctures,  tous 
se  croyaient  permis  de  chercher  les  moyens 
de  calmer  les  troubles  et  chacun  en  proposait. 
Naturellement  le  colloque  de  Poissy  n'avait 
abouti  à  aucune  solution  doctrinale  et  l'entente 
avait  été  si  mal  établie  que  parfois  les  réfor- 
més se  gourmèrent  entre  eux  aussi  vivement 


34  INTRODUCTION 

qu'ils  combattaient  les  catholiques.  Le  seul 
résultat  pratique,  encore  fort  incertain,  fut  la 
déclaration  du  Roi  du  i8  septembre,  «  sur  le 
fait  de  la  police  et  règlement  qu'il  veut  être 
tenu  entre  ses  sujets  »,  et  qui,  en  interdisant 
le  port  des  armes,  donna  quelque  calme,  mais, 
d'autre  part,  enhardit  les  réformés,  en  sus- 
pendant quelques  pénalités  édictées  à  leur 
endroit. 

La  Guyenne  se  ressentait  naturellement  de 
toutes  ces  irrésolutions.  Déjà,  en  mai  i56o,  la 
publication  de  l'édit  de  Romorantin,  qui 
remettait  aux  évêques  la  connaissance  du  crime 
d'hérésie,  avait  amené  de  grands  troubles, 
surtout  au  pays  d'Agenois.  Il  en  fut  de  même 
dans  toutes  les  circonstances  qui  touchaient  à 
ces  questions  irritantes.  Cependant,  à  la  mort 
de  François  II,  la  Guyenne  et  Bordeaux  étaient 
relativement  calmes.  On  se  réunissait  un  peu 
partout,  avec  ou  sans  armes  ;  les  calvinistes  se 
tenaient  cois  et  bon  nombre  d'entre  eux 
avaient  fait  profession  de  fidélité  au  nouveau 
roi.  Dès  le  i8  janvier  i56i,  le  Parlement  de 
Bordeaux  avait  écrit  à  la  Régente  pour  lui 
signaler  la  multiplication  des  hérétiques  dans 
son  ressort  et  se  plaindre  de  leurs  excès,  sur- 
tout en  Saintonge  et  dans  l'Agenois.  Pour 
veiller    sur   ces    derniers,  qui  semblaient  les 


INTRODUCTION  35 

plus  graves,  le  lieutenant  du  Roi  Burie  avait  eu 
ordre  de  se  rendre  à  Agen,  et  Monluc  vint  l'y 
rejoindre.  Mais  les  réformés  se  continrent, 
sentant  que  la  violence  n'était  pas  de  saison  et 
pouvait  nuire  à  leur  cause.  D'ailleurs,  ils  pou- 
vaient se  répandre  en  manifestations  moins 
tumultueuses,  et,  soit  au  second  synode  des 
églises  réformées,  à  Poitiers  le  lo  mars  i56i, 
soit  à  l'assemblée  des  trois  états  de  la  province 
de  Guyenne,  le  25  mars,  il  leur  avait  été  loisible 
de  manifester  leurs  aspirations  autrement 
qu'en  troublant  le  pays. 

Les  troubles  éclatèrent  surtout  vers  la  fin  de 
septembre,  quand  des  raisons  plus  immédiates 
vinrent  s'ajouter  aux  préoccupations  confes- 
sionnelles. Des  lettres  patentes  du  22  septembre 
établirent  une  imposition  extraordinaire  de 
5  sols  par  muid  de  vin,  exigée  pendant  dix 
ans,  et  dont  le  produit  était  destiné  au  paie- 
ment des  dettes  de  la  couronne  et  au  rachat 
du  domaine  royal  aliéné.  Cette  mesure  fiscale 
fut  surtout  ressentie  en  Guyenne,  province 
viticole,  et  qui  faisait  un  commerce  important 
de  ses  produits.  On  s'efforça  de  transiger,  on 
réussit  à  racheter  la  taxe,  mais  cette  préoccu- 
pation avait  accru  le  mécontentement  des 
esprits.  C'était  précisément  l'heure  où  l'on 
essayait  d'appliquer  les    mesures    indulgentes 


36  INTRODUCTION 

de  la  déclaration  royale  du  18  septembre,  consé- 
cutive au  colloque  de  Poissy  et  aux  États  géné- 
raux de  Pontoise.  Un  souffle  de  libéralisme  et 
de  tolérance  se  faisait  sentir  à  travers  les 
esprits  ;  les  plus  sensés  songèrent  à  s'accom- 
moder de  cette  situation,  quitte  à  l'améliorer 
ensuite.  C'est  à  bon  droit  que,  pour  cette  poli- 
tique, on  avait  choisi  Burie  qui  n'était  pas 
fanatique  et  savait  juger  par  lui-même,  sans 
parti  pris,  du  mal  et  du  remède.  Suspect  aux 
énergumènes  des  deux  camps,  sa  loyauté  n'en 
était  pas  moins  foncière,  et  il  voulait  la  faire 
prévaloir. 

Pourtant,  pour  cette  mission  conciliante, 
Burie  voulut  emmener  La  Boétie  avec  lui  et  il 
en  demanda  l'autorisation  au  Parlement,  le 
21  septembre.  Tous  deux  s'en  allèrent  de  con- 
serve à  Langon,  à  Bazas,  à  Marmande,  mais 
c'est  à  Agen  surtout  que  leur  habileté  eut 
l'occasion  de  s'exercer.  Les  réformés  s'y  étaient 
emparés  du  couvent  des  Jacobins,  et  n'en  vou- 
laient pas  déloger.  Burie  les  y  contraignit, 
poussé  à  cela  par  La  Boétie,  «  combien  qu'il 
ne  se  souciât  pas  beaucoup  de  la  religion 
romaine  »,  ainsi  que  le  remarque  Théodore  de 
Bèze,  qui  a  rapporté  le  fait. 

Mais  c'était  là  pure  question  d'équité,  d'au- 
tant qu'en  même  temps,  Burie  accordait  aux 


INTRODUCTION  37 

calvinistes  l'église  Sainte-Foix  de  la  même 
ville,  pour  y  célébrer  leur  culte,  il  leur  défen- 
dait non  moins  formellement  de  s'emparer 
désormais  de  tout  autre  édifice  catholique,  et 
ce  sous  peine  de  la  mort,  et  décidait  que,  par- 
tout où  il  y  aurait  deux  églises,  la  principale 
resterait  aux  mains  des  catholiques,  et  que 
l'autre  serait  remise  aux  protestants,  mais 
que  là  où  il  n'y  en  aurait  qu'une  seule,  les 
deux  cultes  s'y  célébreraient  tour  à  tour,  sans 
se  combattre.  C'était,  par  avance,  comme  un 
essai  d'une  des  principales  dispositions  que 
l'Édit  de  janvier  allait  bientôt  proclamer. 

La  Boétie  eut-il  part  à  la  détermination  de 
Burie,  que  Théodore  de  Bèze  rapporte  ?  Après 
avoir  lu  le  mémoire  qui  suit,  on  n'en  doutera 
assurément  pas.  Ce  sont  les  mêmes  sentiments 
qui  inspirent  celui  qui  a  écrit  et  celui  qui 
aurait  agi  de  la  sorte.  Mais  cette  tolérance 
exceptionnelle  n'était  pas  pour  se  faire  admet- 
tre des  contemporains.  Dans  la  pratique,  trop 
de  motifs  devaient  venir  la  trarerser.  Devant 
cette  condescendance,  la  Réforme  prenait  de 
l'audace,  soit  à  la  cour,  soit  dans  le  pays,  et,  là 
où  ses  adeptes  étaient  en  nombre,  ils  résis- 
taient ouvertement  aux  magistrats,  d'autant 
mieux  que  la  régente  semblait  pencher  en  leur 
faveur.    Ils     s'org^anisaient    militairement    et 


38  INTRODUCTION 

chassaient  un  peu  partout,  dans  le  sud-ouest, 
les  moines  de  leurs  couvents,  comme  à  Agen, 
à  Condom,  à  Marmande  ou  à  Bazas,  brisant  les 
statues  et  renversant  les  tabernacles,  lis  assas- 
sinaient aussi  les  gentilshommes  soupçonnés 
de  leur  vouloir  du  mal,  tels  que  le  baron  de 
Fumel.  Il  est  vrai  que,  là  où  les  catholiques 
étaient  demeurés  en  force,  comme  à  Cahors,  le 
dimanche  16  novembre  i56i,  les  huguenots 
furent  traqués  et  massacrés  sans  merci.  Il  est 
fait  allusion  à  cette  tragédie,  dans  le  Mémoire, 
preuve  qu'il  est  postérieur  à  l'événement.  Mais 
quelle  en  fut  l'occasion  précise  ?  S'il  est  aisé  de 
le  situer  après  décembre  i56i,  il  l'est  beau- 
coup moins  d'en  marquer  positivement  la 
date. 

Le  Parlement  de  Bordeaux  était  fort  excité 
contre  les  fauteurs  de  désordre  et  les  circons- 
tances ne  lui  manquaient  pas  de  sévir  contre 
eux,  malgré  Burie  qui  paraît  mieux  garder  son 
sang-froid.  Est-ce  à  propos  de  quelque  incident 
de  ce  genre  que  le  Mémoire  fut  présenté  au 
Parlement  ?  Il  se  peut  ;  il  se  peut  aussi  que 
l'occasion  de  sa  composition  fut,  lorsque  la 
cour  de  justice  eut  à  désigner  quelques-uns  de 
ses  membres,  pour  venir  à  Saint-Germain 
examiner,  avec  le  conseil  privé,  quelle  conduite 
devait  être  tenue  à  l'endroit  des  réformés.  L'in- 


INTRODUCTION  39 

quiétude  des  catholiques  était  manifeste  devant 
l'attitude  de  la  régente,  qui  ménageait  chaqu 
jour  davantage  les  dissidents,  et  l'Espagne 
entretenait  ouvertement,  contre  Catherine  de 
Médicis,  l'opposition  de  ses  sujets.  Celle-ci, 
pour  mieux  se  défendre  à  l'occasion,  parut 
faire  alliance  avec  les  religionnaires,  dont  les 
églises  étaient  bien  organisées,  et  qui  lui 
avaient  promis,  dit-on,  au  besoin,  un  secours 
de  oo.ooo  hommes.  C'est  alors  que  la  Reine 
reprit  Tidée  d'un  nouveau  colloque  pareil  à 
celui  de  Poissy,  à  cette  différence  près  que  les 
gens  de  robe  s'y  trouvaient  mêlés  aux  théolo- 
giens, dont  l'intransigeance  avait  fait  échouer 
le  premier. 

Les  Parlements  durent  désigner  chacun  deux 
membres,  —  Bordeaux  choisit  le  premier  pré- 
sident de  Lagebaston,  le  conseiller  Arnaud  de 
Perron  et  l'avocat  général  de  Lescure,  —  pour 
se  réunir  dès  le  3  janvier  i562,  au  château  de 
Saint-Germain.  Les  membres  de  l'assemblée 
étaient  au  nombre  d'une  vingtaine,  en  outre 
du  conseil  privé,  et  on  y  délibéra  aussitôt,  non 
pas  sur  le  point  de  savoir  «  laquelle  des  deux 
religions  était  la  meilleure,  mais  si  les  assem- 
blées devaient  être  permises  ».  C'est  bien  la 
question  qu'examine  l'auteur  du  Mémoire  ci- 
dessous.  Comme  L'Hospital,  il  voulait  plus  de 


40  INTRODUCTION 

liberté  aux  prêches,  mais  à  condition  que  les 
réformés  se  montrassent  soucieux  de  la  loi  et 
rendissent  les  églises  prises  par  eux.  On  discuta 
beaucoup  encore.  Les  parlementaires  se 
seraient  montrés  assez  volontiers  tolérants  ; 
mais  les  membres  du  conseil  privé  n'étaient 
pas  disposés  à  entrer  dans  cette  voie,  et, 
stimulés  par  les  résistances  catholiques,  s'op- 
posaient aux  mesures  trop  libérales.  Enfin,  le 
17  janvier,  la  Reine  promulgua  l'Édit  de  jan- 
vier, qui  refusait  l'autorisation  d'élever  des 
temples,  mais  suspendait  les  mesures  pénales 
contre  les  novateurs  et  leur  concédait  la  liberté 
des  prêches  et  du  culte,  seulement  de  jour  et 
hors  des  villes,  à  la  condition  de  ne  prêcher 
que  «  la  pure  parole  de  Dieu  ». 

Pour  assurer  désormais  l'exécution  du  nou- 
vel édit,  il  ne  lui  manquait  plus  que  l'enregis- 
trement des  Parlements.  Au  lieu  de  le  présen- 
ter au  seul  Parlement  de  Paris,  comme  c'était 
le  coutume,  le  Chancelier  présenta  en  même 
temps  l'Édit  de  janvier  à  toutes  les  autres  cours 
du  royaume,  qui  s'empressèrent  de  l'accueillir, 
sauf  le  Parlement  de  Dijon  qui  s'y  refusa.  Plus 
sage  le  Parlement  de  Bordeaux  l'enregistra 
sans  retard,  et  dès  la  fin  de  janvier,  Tédit  y 
était  publié  oERciellement,  tandis  que  le  Par- 
lement de  Paris  résista  jusqu'au  5  mars.  Pen- 


INTRODUCTION  4I 

dant  ce  temps,  Catherine  de  Médicis,  tout  en 
pressant  les  magistrats,  avait  essayé  de  remet- 
tre en  présenee  les  théologiens  et  réuni  à 
Saint-Germain,  le  27  janvier,  une  autre  confé- 
rence de  prêtres  catholiques  et  de  pasteurs 
protestants  destinés  à  discuter,  en  présence  des 
membres  du  conseil  privé,  de  quelques  points 
controversés,  tels  que  le  culte  des  images, 
celui  des  saints  et  le  symbole  de  la  croix.  Pas 
plus  que  le  colloque  de  Poissy,  celui-ci 
n'aboutit  :  pendant  une  quinzaine  de  jours  on 
argumenta  inutilement,  moins  pour  se  con- 
vaincre que  pour  ne  pas  se  laisser  entamer. 
Certes,  il  était  naturel  qu'il  en  fût  ainsi  et  cette 
tentative  montra,  une  fois  de  plus,  la  vanité 
d'un  pareil  dessein.  Mais  elle  montra  aussi 
combien  d'esprits  sagaces  et  positifs  venaient 
aisément  à  de  semblables  illusions  et  s'y 
tenaient  accrochés.  On  ne  saurait  s'étonner, 
après  cela,  qu'un  magistrat  comme  La  Boétie, 
humaniste  et  libéral,  ait  essayé  lui  aussi  de  ce 
moyen  inattendu  et  en  ait  pesé  si  attentive- 
ment les  inconvénients  et  les  avantages. 

Après  l'enregistrement  de  ledit  à  Boixleaux, 
le  Parlement  continua  à  montrer  ses  sympa- 
thies catholiques,  soit  en  condamnant  sévère- 
ment les  réformés  qui  lui  étaient  livrés,  soit  en 
éludant  les  prescriptions  de  l'édit  nouveau.  Il 


42  INTRODUCTION 

est  vrai  que  la  turbulence  des  religionnaires  a 
augmenté,  et,  croyant  le  succès  possible,  ils  se 
contraignent  moins  dans  leurs  prétentions.  La 
Guyenne  entière  est  troublée.  Burie  lui-même, 
si  pondéré  par  nature,  sent  seul  le  danger  et  y 
fait  face.  Pour  y  parer,  il  est  aidé  de  Biaise  de 
Monluc,  dont  la  personnalité  vigoureuse  com- 
mence à  s'imposer  partout.  Tous  deux,  Burie 
et  Monluc,  ensemble  ou  séparément,  opèrent 
dans  tout  le  pays  en  faveur  de  l'autorité  royale, 
et  si  l'un  se  montre  impitoyable,  l'autre  fait 
preuve  d'une  énergie  inaccoutumée.  D'abord, 
le  meurtre  du  baron  de  Fumel  est  vengé  ; 
Cahors  apaisé  ;  le  Quercy,  le  Rouergue,  l'Age- 
nois  visités.  Tout  y  est  à  feu  et  à  sang  et  la 
situation  presque  sans  issue  si  Monluc  n'eût 
été  sans  faiblesse.  Il  bat  les  huguenots  à  Tar- 
gon,  prend  Monségur,  Duras,  Agen  et  Penne, 
complète  ses  avantages  par  des  exécutions 
impitoyables  et  achève  son  succès  par  le  com- 
bat de  Vergt(9  octobre  i562),  qui,  en  ruinant 
les  troupes  huguenotes  en  Guyenne,  permet 
de  mieux  protéger  cette  province  et  améliore 
singulièrement  l'autorité  royale. 

C'est  sans  doute  peu  avant  cette  issue,  en 
juillet  ou  en  août  précédent,  que  le  Mémoire 
suivant  a  été  composé.  Le  Parlement  sait  ces 
événements  si  graves  et  y  cherche  des  remèdes. 


INTRODUCTION  43 

Parfois,  il  tient  des  séances  à  ce  destinées,  par 
exemple  une  réunion  solennelle  le  i3  juillet, 
en  présence  de  Burie  et  de  Monluc,  pour 
examiner  la  situation  et  en  dégager  les  consé- 
quences. Serait-ce  en  pareille  occurrence  que 
l'auteur  du  Mémoire  communique  son  œuvre  ? 
Les  renseignements  sont  trop  rares  pour  qu'on 
puisse  répondre  avec  précision.  Mais  si  les 
circonstances  de  la  composition  sont  mal 
définies,  la  date  ne  saurait  l'être,  car  le  Mé- 
moire contient  à  cet  égard  des  indications 
qu'on  trouve  plus  loin.  11  faut  le  dater  du 
milieu  de  i562.  Un  an  plus  tard,  La  Boétie 
trépassait  en  pleine  force,  et  ces  derniers  mois 
semblent  n'avoir  été  employés  par  lui  qu'à 
des  besognes  professionnelles,  à  l'exercice  de 
son  office  de  magistrat.  —  Du  26  juin  i557 
au  21  mai  i563,  on  a  trouvé  et  publié  vingt- 
deux  arrêts  du  Parlement  de  Bordeaux,  au 
rapport  d'Etienne  de  La  Boétie.  Deux  seule- 
ment sont  de  i563,  du  7  et  du  21  mai. 

Ce  qui  nous  surprend  le  plus  aujourd'hui, 
en  lisant  le  Mémoire,  c'est  de  voir  qu'on  ait  pu 
croire  à  des  procédés  si  chimériques.  Depuis 
plus  de  trois  siècles  que  l'Église  catholique  a 
fixé  le  dogme  et  établi  la  discipline,  nous 
acceptons  ou  nous  refusons  cette  limite,  mais 
nous  ne    la   discutons  pas,   parce   qu'elle   ne 


k 


44  INTRODUCTION 

saurait  être  affaire  du  moment  et  des  circons- 
tances. Il  n'en  était  pas  de  même  alors,  et  des 
gens  sensés  purent  croire  faire  œuvre  méri- 
toire en  essayant  d'accommoder  les  desseins 
permanents  de  la  religion  aux  intérêts  transi- 
toires de  la  politique.  On  va  voir  comment 
l'auteur  du  Mémoire  l'a  pensé  faire.  A  coup 
sûr,  sa  bonne  foi  était  d'autre  espèce  que  celle 
de  la  Régente,  qui  commençait  à  appliquer 
cette  maxime  de  diviser  pour  mieux  régner,  et 
essayait  de  s'appuyer  alternativement  sur  l'un 
des  deux  cultes,  jusqu'à  ce  qu'elle  fût  assez 
forte  pour  les  dominer  tous  les  deux.  Ce  cal- 
cul, d'ailleurs,  ne  fut  de  mise  que  peu  de 
temps,  car,  au  moment  où  l'Édit  de  janvier 
était  promulgué,  le  concile  de  Trente  repre- 
nait ses  séances,  le  i8  janvier  i562,  avec  la 
ferme  intention  de  pousser  à  bout  la  besogne 
dont  il  était  investi.  Il  s'y  donna  avec  ardeur, 
si  bien  qu'en  dépit  des  obstacles,  deux  ans 
plus  tard,  le  26  janvier  i564,  le  pape  Pie  lY 
confirmait  par  une  bulle  les  décrets  du  concile 
et  attribuait  exclusivement  au  Saint-Siège  l'in- 
terprétation de  ces  décisions  théologiques. 
Rome  parlait  et  sur  ce  point  il  n'y  avait  qu'à 
la  suivre,  sous  peine  d'hérésie,  tandis  que 
toutes  les  discussions  avaient  pu  se  produire 
jusque-là  en  pleine  liberté. 


INTRODUCTION  45 

C'est  ce  qu'on  ne  saurait  oublier  en  lisant 
les  pages  suivantes.  Généreux  et  naïf,  l'apôtre 
de  l'Édit  de  janvier  eût  souhaité  que  l'accord 
entre  réformés  et  catholiques  eût  des  bases 
solides  et  raisonnables,  fondées  sur  de  mutuel- 
les concessions.  Il  voit  les  vices  du  clergé,  de 
l'Église,  cherche  de  bonne  foi  a  les  amender, 
discute  des  sacrements,  des  images,  de  la  véné- 
ration des  saints,  avec  le  désir  manifeste  de 
réussir  à  concilier  des  antinomies,  à  les  rendre 
tolérables,  sinon  à  les  fondre.  Il  veut  que 
l'Église  ancienne  s'améliore  et  que  la  nouvelle 
soit  moins  ardente  à  combattre  ;  que  les 
charges  financières  se  partagent  mieux  et  que 
les  individus  se  montrent  plus  modérés  ;  et, 
pour  dominer  les  passions,  que  la  justice, 
avisée  mais  sans  faiblesse,  impose  à  tous  le 
respect  de  la  chose  publique.  Tel  est  aussi,  à 
quelques  différences  près,  l'idéal,  plus  ou 
moins  sincère,  qu'on  trouve  dans  le  langage 
de  quelques  hommes  prudents  du  temps, 
L'Hospital,  du  Ferrier,  Jean  de  Monluc  par 
exemple. 

En  parlant  comme  eux,  avec  plus  de  loyauté, 
semble-t-il,  que  quelques-uns,  La  Boétie  montre 
ses  qualités  personnelles  :  une  forme  plus 
nette,  une  argumentation  plus  pressante»  une 
certaine    chaleur  d'âme  qui  anime  la  pensée 


46  INTRODUCTION 

sans  lui  souffler  la  force  de  conviction  qu'un 
raisonnement  plus  serré  lui  eût  sans  doute 
apportée.  On  jugera  à  la  lecture  de  ces  pages, 
plus  éloquentes  que  logiques,  quels  sont  leurs 
mérites  et  leurs  défauts.  C'est  d'un  homme  de 
sens  et  d'expérience,  ce  mémoire,  d'un  esprit 
qui  sait  analyser  une  situation  et  raisonner 
une  politique  ;  et  si  l'écrivain  est  un  peu 
long  par  endroits,  il  a  un  style  net  et  ferme, 
et  s'entend  à  concentrer  un  argument  dans 
une  phrase  vigoureuse.  Il  ne  devait  pas  y 
avoir  alors  beaucoup  d'hommes  ainsi  maîtres 
de  la  langue  et  capables  de  la  manier  avec 
cette  sûreté  et  cette  sobriété  dans  le  ton 
grave. 

Quant  au  texte,  on  s'est  contenté  de  suivre  le 
manuscrit,  sans  en  garder  l'orthographe  et 
sans  prétendre  respecter  les  inadvertances  d'un 
scribe  peu  intelligent  ou  inattentif,  qui,  écri- 
vant sans  doute  rapidement  et  sous  la  dictée, 
perd  souvent  le  fil  de  la  pensée  de  son  auteur. 
Ce  qu'on  a  voulu  surtout,  à  présent,  c'est 
dominer  l'impression  d'une  œuvre  suivie,  qui 
a  l'allure,  la  tenue  littéraire,  en  même  temps 
qu'en  fournir  un  texte  acceptable.  Pour  cela 
on  a  essayé  de  suppléer  aux  quelques  lacunes, 
peu  nombreuses  d'ailleurs,  par  des  mots 
ajoutés  entre  crochets  et  qui  éclairent,  quand 


INTRODUCTION  47 

on  la  pu,  les  obscurités  de  la  pensée  ou  de  la 
langue.  On  aura  ainsi  un  texte  précis  où  la 
critique  verbale  pourra  sexercer  utilement  et 
s'employer  à  l'établir  tel  qu'il  fut  composé  à 
l'origine  (*). 

(»)  [M.  Paul  BoNNEFON,  décédé  presque  subitement, 
n'a  pas  eu  le  loisir  de  relire  l'épreuve  en  pages  de  ce 
volume  On  peut  dire  que  sa  dernière  pensée  a  été 
pour  La  Boétie,  puisque  la  mort  l'a  surpris,  la  plume 
à  la  main,  au  moment  même  où  il  nous  écrivait  à  ce 
sujet.  Nous  avons  tâché  de  suppléer  dans  la  mesure  du 
possible  à  sa  vigilance  et  nous  nous  excusons  par 
avance  de  fautes  qu'il  n'aurait  pas  laissé  échapper. 
Peut-être  eùt-il  encore  amélioré  le  texte  du  Mémoire 
qu'il  avait  transcrit  en  191 3,  pour  la  Revue  d'Histoire 
Littéraire  de  la  France.  Qu'il  nous  soit  permis,  en 
passant,  d'honorer  la  mémoire  d'un  ami  à  qui  la 
Collection  des  Cfiefs-d'œavre  Méconnus  et  son  directeur 
doivent  beaucoup.  (G.  T.)]. 


DISCOURS 

DE    LA 

SERVITUDE    VOLONTAIRE  « 


D'avoir  plusieurs  seigneurs  aucun  bien  je  n  y  voi  : 
Qu'un,  sans  plus,  soit  le  maître  et  qu'un  seul  soit  le  roi, 

ce  disait  Ulysse  en  Homère,  parlant  en  public. 

S'il  n'eût  rien  plus  dit,  sinon 

D'avoir  plusieurs   seigneurs  aucun  bien  je  n'y  voi...  (2) 

c'était  autant  bien  dit  que  rien  plus  ;  mais,  au 
lieu  que,  pour  le  raisonner,  il  fallait  dire  que  la 
domination  de  plusieurs  ne  pouvait  être  bonne, 
puisque  la  puissance  d'un  seul,  dès  lors  qu'il 
prend  ce  titre  de  maître,  est  dure  et  déraisonnable, 
il  est  allé  ajouter,  tout  au  rebours. 

Qu'un,  sans  plus,  soit  le  maître,  et  qu'un  seul  soit  le  l'oi. 

Il  en  faudrait,  d'aventure,  excuser  Ulysse, 
auquel,  possible,  lors  était  besoin  d'user  de  ce 
langage  pour  apaiser  la  révolte  de  l'armée  ; 
conformant,  je  crois,  son  propos  plus  au  temps 


50  DISCOURSDE 

qu'à  la  vérité.  Mais,  à  parler  à  bon  escient,  c'est 
un  extrême  malheur  d'être  sujet  à  un  maître, 
duquel  on  ne  se  peut  jamais  assurer  qu'il  soit  bon, 
puisqu'il  est  toujours  en  sa  puissance  d'être 
mauvais  quand  il  voudra  ;  et  d'avoir  plusieurs 
maîtres,  c'est,  autant  qu'on  en  a,  autant  de  fois 
être  extrêmement  malheureux.  Si  ne  veux-je 
pas,  pour  cette  heure,  débattre  cette  question 
tant  pourmenée,  si  les  autres  façons  de  répu- 
blique sont  meilleures  que  la  monarchie,  encore 
voudrais-je  savoir,  avant  que  mettre  en  doute 
quel  rang  la  monarchie  doit  avoir  entre  les  répu- 
bliques, si  elle  en  y  doit  avoir  aucun,  pour  ce 
qu'il  est  malaisé  de  croire  qu'il  y  ait  rien  de  pu- 
blic en  ce  gouvernement,  où  tout  est  à  un. 
Mais  cette  question  est  réservée  pour  un  autre 
temps,  et  demanderait  bien  son  traité  à  part, 
ou  plutôt  amènerait  quant  et  soi  toutes  les  dis- 
putes politiques., 

Pour  ce  coup,  je  ne  voudrais  sinon  entendre 
comme  il  se  peut  faire  que  tant  d'hommes,  tant 
de  bourgs,  tant  de  villes,  tant  de  nations  en- 
durent quelquefois  un  tyran  seul,  qui  n'a  puis- 
sance que  celle  qu'ils  lui  donnent  ;  qui  n'a  pou- 
voir de  leur  nuire,  sinon  qu'ils  ont  pouvoir  de 
l'endurer  ;  qui  ne  saurait  leur  faire  mal  aucun, 
sinon  lorsqu'ils  aiment  mieux  le  souffrir  que  lui 
contredire.   Grand 'chose   certes,   et   toutefois   si 


LA     SERVITUDE    VOLONTAIRE  5I 

commune  qu'il  s'en  faut  de  tant  plus  douloir  et 
moins  s'ébahir  (^)  voir  un  million  de  millions 
d'hommes  servir  misérablement,  ayant  le  col  sous 
le  joug,  non  pas  contraints  par  une  plus  grande 
force,  mais  aucunement  (ce  semble)  enchantés  et 
charmés  par  le  nom  seul  d'un,  duquel  ils  ne  doi- 
vent ni  craindre  la  puissance,  puisqu'il  est  seul,  ni 
aimer  les  qualités,  puisqu'il  est  en  leur  endroit 
inhumain  et  sauvage.  La  faiblesse  d'entre  nous 
hommes  est  telle,  [qu'jil  faut  souvent  que  nous 
obéissions  à  la  force,  il  est  besoin  de  temporiser, 
nous  ne  pouvons  pas  toujours  être  les  plus  forts. 
Donc,  si  une  nation  est  contrainte  par  la  force  de 
la  guerre  de  servir  à  un,  comme  la  cité  d'Athènes 
aux  trente  tyrans,  il  ne  se  faut  pas  ébahir  qu'elle 
serve,  mais  se  plaindre  de  l'accident  ;  ou  bien 
plutôt  ne  s'ébahir  ni  ne  s'en  plaindre,  mais  por- 
ter le  mal  patiemment  et  se  réserver  à  l'avenir 
à  meilleure  fortune. 

Notre  nature  est  ainsi,  que  les  communs  de- 
voirs de  l'amitié  l'emportent  une  bonne  partie 
du  cours  de  notre  vie  ;  il  est  raisonnable  d'aimer 
la  vertu,  d'estimer  les  beaux  faits,  de  recon- 
naître le  bien  d'où  l'on  l'a  reçu,  et  diminuer 
souvent  de  notre  aise  pour  augmenter  l'hon- 
neur et  avantage  de  celui  qu'on  aime  et  qui  le 
mérite.  Ainsi  donc,  si  les  habitants  d'un  pays 
ont  trouvé  quelque  grand  personnage  qui  leur 

LA    BOÉTIE  4 


52  DISCOURSDE 

ait  montré  par  épreuve  une  grande  prévoyance 
pour  les  garder,  une  grande  hardiesse  pour  les 
défendre,  un  grand  soin  pour  les  gouverner  ; 
si,  de  là  en  avant,  ils  s'apprivoisent  de  lui  obéir 
et  s'en  fier  tant  que  de  lui  donner  quelques  avan- 
tages, je  ne  sais  si  ce  serait  sagesse,  de  tant  qu'on 
l'ôte  de  là  où  il  faisait  bien,  pour  l'avancer  en 
lieu  où  il  pourra  mal  faire  ;  mais  certes,  si  ne 
pourrait-il  faillir  d'y  avoir  de  la  bonté,  de  ne 
craindre  point  mal  de  celui  duquel  on  n'a  reçu 
que  bien. 

Mais,  ô  bon  Dieu  !  que  peut  être  cela  ?  com- 
ment dirons-nous  que  cela  s'appelle  ?  quel  malheur 
est  celui-là?  quel  vice,  ou  plutôt  quel  malheu- 
reux vice  ?  Voir  un  nombre  infini  de  personnes 
non  pas  obéir,  mais  servir  ;  non  pas  être  gouvernés, 
mais  tyrannisés  ;  n'ayant  ni  biens  ni  parents, 
femmes  ni  enfants,  ni  leur  vie  même  qui  soit  à 
eux  !  souffrir  les  pilleries,  les  paillardises,  les 
cruautés,  non  pas  d'une  armée,  non  pas  d'un 
camp  barbare  contre  lequel  il  faudrait  défendre 
son  sang  et  sa  vie  devant,  mais  d'un  seul  ;  non 
pas  d'un  Hercule  ni  d'un  Samson,  mais  d'un 
seul  hommeau,  et  le  plus  souvent  le  plus  lâche 
et  femelin  de  la  nation  ;  non  pas  accoutumé  à  la 
poudre  des  batailles,  mais  encore  à  grand  peine 
au  sable  des  tournois  ;  non  pas  qui  puisse  par 
force  commander  aux  hommes,  mais  tout  em- 


LA     SERVITUDE     VOLONTAIRE  53 

péché  de  servir  vilement  à  la  moindre  femme- 
lette (^)  !  Appellerons-nous  cela  lâcheté  ?  dirons- 
nous  que  ceux    qui   servent  soient   couards   et 
recrus  ?  Si  deux,  si  trois,  si  quatre  ne  se  défendent 
d'un,  cela  est  étrange,  mais  toutefois  possible  ;  bien 
pourra-l'on  dire,  à  bon  droit,  que  c'est  faute  de 
cœur.  ]Mais  si  cent,  si  mille  endurent  d'un  seul, 
ne  dira-l'on  pas  qu'ils  ne  veulent   point,    non 
qu'ils    n'osent   pas    se  prendre    à   lui,    et  que 
c'est    non    couardise,    mais    plutôt   mépris    ou 
dédain?    Si    l'on   voit,    non  pas  cent,  non  pas 
mille    hommes,    mais     cent    pays,   mille  villes, 
un    million    d'hommes,  n'assaillir  pas  un  seul, 
duquel    le    mieux    traité    de  tous  en  reçoit  ce 
mal  d'être  serf  et  esclave,  comment  pourrons- 
nous  nommer  cela  ?  est-ce  lâcheté  ?  Or,  il  y  a  en 
tous  vices  naturellement  quelque  borne,  outre 
laquelle  ils  ne  peuvent  passer  :  deux  peuvent 
craindre  un,  et  possible  dix  ;  mais  mille,  mais  un 
million,  mais  mille  villes,  si  elles  ne  se  défendent 
d'un,  cela  n'est  pas  couardise,  elle  ne  va  point 
jusque-là  ;  non  plus  que  la  vaillance  ne  s'étend 
pas   qu'un    seul    échelle  une    forteresse,    qu'il 
assaille  une  armée,  qu'il  conquête  un  royaume. 
Donc  quel  monstre  de  vice  est  ceci  qui  ne  mérite 
pas  encore  le  titre  de  couardise,  qui  ne  trouve 
point  de  nom  assez  vilain,  que  la  nature  désavoue 
avoir  fait  et  la  langue  refuse  de  nommer? 


54  DISCOURSDE 

Qu'on  mette  d'un  côté  cinquante  mille  hommes 
en  armes,  d'un  autre  autant  ;  qu'on  les  range  en 
bataille  ;  qu'ils  viennent  à  se  joindre,  les  uns 
libres,  combattant  pour  leur  franchise,  les  autres 
pour  la  leur  ôter  :  auxquels  promettra-l'on  par 
conjecture  la  victoire  ?  Lesquels  pensera-l'on 
qui  plus  gaillardement  iront  au  combat,  ou  ceux 
qui  espèrent  pour  guerdon  (^)  de  leurs  peines  l'en- 
tretènement  de  leur  liberté,  ou  ceux  qui  ne  peu- 
vent attendre  autre  loyer  des  coups  qu'ils  donnent 
ou  qu'ils  reçoivent  que  la  servitude  d'autrui? 
Les  uns  ont  toujours  devant  les  yeux  le  bonheur 
de  la  vie  passée,  l'attente  de  pareil  aise  à  l'avenir  ; 
il  ne  leur  souvient  pas  tant  de  ce  qu'ils  endurent, 
le  temps  que  dure  une  bataille,  comme  de  ce 
qu'il  leur  conviendra  à  jamais  endurer,  à  eux, 
à  leurs  enfants  et  à  toute  la  postérité.  Les  autres 
n'ont  rien  qui  les  enhardie  qu'une  petite  pointe 
de  convoitise  qui  se  rebouche  (^)  soudain  contre 
le  danger  et  qui  ne  peut  être  si  ardente  qu'elle 
ne  se  doive,  ce  semble,  éteindre  par  la  moindre 
goutte  de  sang  qui  sorte  de  leurs  plaies.  Aux 
batailles  tant  renommées  de  Miltiade,  de  Léo- 
nide,  de  Thémistocle,  qui  ont  été  données 
deux  mille  ans  y  a  et  qui  sont  encore  aujourd'hui 
aussi  fraîches  en  la  mémoire  des  livres  et  des 
hommes  comme  si  c'eût  été  l'autre  hier,  qui 
furent  données  en  Grèce  pour  le  bien  des  Grecs 


LA     SERVITUDE    VOLONTAIRE  55 

et  pour  l'exemple  de  tout  le  monde,  qu'est-ce 
qu'on  pense  qui  donna  à  si  petit  nombre  de  gens 
comme  étaient  les  Grecs,  non  le  pouvoir,  mais 
le  cœur  de  soutenir  la  force  de  navires  que  la 
mer  même  en  était  chargée,  de  défaire  tant  de 
nations,  qui  étaient  en  si  grand  nombre  que 
l'escadron  des  Grecs  n'eût  pas  fourni,  s'il  eût 
fallu,  des  capitaines  aux  armées  des  ennemis, 
sinon  qu'il  semble  qu'à  ces  glorieux  jours-là  ce 
n'était  pas  tant  la  bataille  des  Grecs  contre  les 
Perses,  comme  la  victoire  de  la  liberté  sur  la 
domination,  de  la  franchise  sur  la  convoitise  ? 

C'est  chose  étrange  d'ouïr  parler  de  la  vaillance 
que  la  liberté  met  dans  le  cœur  de  ceux  qui  la 
défendent  ;  mais  ce  qui  se  fait  en  tous  pays, 
par  tous  les  hommes,  tous  les  jours,  qu'un  homme 
mâtine  (^)  cent  mille  et  les  prive  de  leur  liberté, 
qui  le  croirait,  s'il  ne  faisait  que  l'ouïr  dire  et 
non  le  voir?  Et,  s'il  ne  se  faisait  qu'en  pays 
étranges  et  lointaines  terres,  et  qu'on  le  dit, 
qui  ne  penserait  que  cela  fut  plutôt  feint  et 
trouvé  que  non  pas  véritable  ?  Encore  ce  seul 
tyran,  il  n'est  pas  besoin  de  le  combattre,  il 
n'est  pas  besoin  de  le  défaire,  il  est  de  soi-même 
défait,  mais  que  le  pays  ne  consente  à  sa  servi- 
tude ;  il  ne  faut  pas  lui  ôter  rien,  mais  ne  lui  don- 
ner rien  ;  il  n'est  pas  besoin  que  le  pays  se  mette 
en  peine  de  faire  rien  pour  soi,  pourvu  qu'il  ne 


56  DISCOURSDE 

fasse  rien  contre  soi.  Ce  sont  donc  les  peuples 
,  mêmes  qui  se  laissent  ou  plutôt  se  font  gourman- 
der,  puisqu'en  cessant  de  servir  ils  en  seraient 
quittes  ;  c'est  le  peuple  qui  s'asservit,  qui  se 
coupe  la  gorge,  qui,  ayant  le  choix  ou  d'être 
serf  ou  d'être  libre,  quitte  la  franchise  et  prend 
le  joug,  qui  consent  à  son  mal,  ou  plutôt  le  pour- 
chasse. S'il  lui  coûtait  quelque  chose  à  recouvrer 
sa  liberté,  je  ne  l'en  presserais  point,  combien 
qu'est-ce  que  l'homme  doit  avoir  plus  cher  que 
de  se  remettre  en  son  droit  naturel,  et,  par  ma- 
nière de  dire,  de  bête  revenir  homme  ;  mais 
encore  je  ne  désire  pas  en  lui  si  grande  hardiesse  ; 
je  lui  permets  qu'il  aime  mieux  je  ne  sais  quelle 
sûreté  de  vivre  misérablement  qu'une  douteuse 
espérance  de  vivre  à  son  aise.  Quoi?  si  pour 
avoir  liberté  il  ne  faut  que  la  désirer,  s'il  n'est 
besoin  que  d'un  simple  vouloir,  se  trouvera-t-il 
nation  au  monde  qui  l'estime  encore  trop  chère, 
la  pouvant  gagner  d'un  seul  souhait,  et  qui 
>  plaigne  la  volonté  à  recouvrer  le  bien  lequel  il 
devrait  racheter  au  prix  de  son  sang,  et  lequel 
perdu,  tous  les  gens  d'honneur  doivent  estimer 
la  vie  déplaisante  et  la  mort  salutaire?  Certes, 
comme  le  feu  d'une  petite  étincelle  devient  grand 
et  toujours  se  renforce,  et  plus  il  trouve  de  bois, 
plus  il  est  prêt  d'en  brûler,  et,  sans  qu'on  y 
mette   de   l'eau   pour  l'éteindre,   seulement  en 


LA    SERVITUDE    VOLONTAIRE         57 

n'y  mettant  plus  de  bois,  n'ayant  plus  que  con- 
sommer, il  se  consomme  soi-même  et  vient  sans 
force  aucune  et  non  plus  feu  :  pareillement  les 
tyrans,  plus  ils  pillent,  plus  ils  exigent,  plus  ils 
ruinent  et  détruisent,  plus  on  leur  baille,  plus 
on  les  sert,  de  tant  plus  ils  se  fortifient  et  de- 
viennent toujours  plus  forts  et  plus  frais  pour 
anéantir  et  détruire  tout  ;  et  si  on  ne  leur  baille 
rien,  si  on  ne  leur  obéit  point,  sans  combattre, 
sans  frapper,  ils  demeurent  nus  et  défaits  et  ne 
sont  plus  rien,  sinon  que  comme  la  racine, 
n'ayant  plus  d'humeur  ou  aliment,  la  branche 
devient  sèche  et  morte. 

Les  hardis,  pour  acquérir  le  bien  qu'ils  de- 
mandent, ne  craignent  point  le  danger  ;  les 
avisés  ne  refusent  point  la  peine  :  les  lâches  et 
engourdis  ne  savent  ni  endurer  le  mal,  ni  recou- 
vrer le  bien  ;  ils  s'arrêtent  en  cela  de  le  souhaiter, 
et  la  vertu  d'y  prétendre  leur  est  ôtée  par  leur 
lâcheté  ;  le  désir  de  l'avoir  leur  demeure  par  la 
nature.  Ce  désir,  cette  volonté  est  commune  aux 
sages  et  aux  indiscrets,  aux  courageux  et  aux 
couards,  pour  souhaiter  toutes  choses  qui,  étant 
acquises,  les  rendraient  heureux  et  contents  : 
une  seule  chose  est  à  dire  (i),  en  laquelle  je  ne  sais 
comment  nature  défaut  aux  hommes  pour  la 
désirer  ;  c'est  la  liberté,  qui  est  toutefois  un  bien 
si  grand  et  si  plaisant,  qu'elle  perdue,  tous  les 


58  DISCOURSDE 

maux  viennent  à  la  file,  et  les  biens  même  qui 
demeurent  après  elle  perdent  entièrement  leur 
goût  et  saveur,  corrompus  par  la  servitude  : 
,  la  seule  liberté,  les  hommes  ne  la  désirent  point, 
non  pour  autre  raison,  ce  semble,  sinon  que 
s'ils  la  désiraient,  ils  l'auraient,  comme  s'ils  refu- 
saient de  faire  ce  bel  acquêt,  seulement  parce 
qu'il  est  trop  aisé. 

Pauvres  et  misérables  peuples  insensés,  na- 
tions opiniâtres  en  votre  mal  et  aveugles  en  votre 
bien,  vous  vous  laissez  emporter  devant  vous  le 
plus  beau  et  le  plus  clair  de  votre  revenu,  piller 
vos  champs,  voler  vos  maisons  et  les  dépouiller 
des  meubles  anciens  et  paternels  !  Vous  vivez 
de  sorte  que  vous  ne  vous  pouvez  vanter  que 
rien  soit  à  vous  ;  et  semblerait  que  meshui  ce 
vous  serait  grand  heur  de  tenir  à  ferme  vos  biens, 
vos  familles  et  vos  vies  ;  et  tout  ce  dégât,  ce  mal- 
heur, cette  ruine,  vous  vient,  non  pas  des  enne- 
mis, mais  certes  oui  bien  de  l'ennemi,  et  de  celui 
que  vous  faites  si  grand  qu'il  est,  pour  lequel 
vous  allez  si  courageusement  à  la  guerre,  pour 
la  grandeur  duquel  vous  ne  refusez  point  de 
présenter  à  la  mort  vos  personnes.  Celui  qui  vous 
maîtrise  tant  n'a  que  deux  yeux,  n'a  que  deux 
mains,  n'a  qu'un  corps,  et  n'a  autre  chose  que 
ce  qu'a  le  moindre  homme  du  grand  et  infini 
nombre  de  nos  villes,  sinon  que  l'avantage  que 


LA     SERVITUDE    VOLONTAIRE         59 

VOUS  lui  faites  pour  vous  détruire.  D'où  a-t-il 
pris  tant  d'yeax,  dont  il  vous  épie,  si  vous  ne  les 
lui  baillez  ?  Comment  a-t-il  tant  de  mains  pour 
vous  frapper,  s'il  ne  les  prend  de  vous  ?  Les  pieds 
dont  il  foule  vos  cités,  d'où  les  a-t-il,  s'ils  ne  sont 
des  vôtres  ?  Comment  a-t-il  aucun  pouvoir  sur 
vous,  que  par  vous?  Comm^nl  vous  oserait-U 
courir  sus,  s'il  n'avait  intelligence  avec  vous? 
Que  vous  pourrait-il  faire,  si  vous  n'étiez  rece- 
leurs du  larron  qui  vous  pille,  complices  du  meur- 
trier qui  vous  tue  et  traîtres  à  vous-mêmes  ? 
Vous  semez  vos  fruits,  afin  qu'il  en  fasse  le  dégât  ; 
vous  meublez  et  remplissez  vos  maisons,  afin 
de  fournir  à  ses  pilleries  ;  vous  nourrissez  vos 
filles,  afin  qu'il  ait  de  quoi  soûler  sa  luxure  ; 
vous  nourrissez  vos  enfants,  afin  que,  pour  le 
mieux  qu'il  leur  saurait  faire,  il  les  mène  en  ses 
guerres,  qu'il  les  conduise  à  la  boucherie,  qu'il 
les  fasse  les  ministres  de  ses  convoitises,  et  les 
exécuteurs  de  ses  vengeances  ;  vous  rompez  à  la 
peine  vos  personnes,  afin  qu'il  se  puisse  mignar- 
der  en  ses  délices  et  se  vautrer  dans  les  sales  et 
vilains  plaisirs  ;  vous  vous  affaiblissez,  afin  de  le 
rendre  plus  fort  et  roide  à  vous  tenir  plus  courte 
la  bride  ;  et  de  tant  d'indignités,  que  les  bêtes 
mêmes  ou  ne  les  sentiraient  point,  ou  ne  l'endu- 
reraient point,  vous  pouvez  vous  en  délivrer, 
si  vous  l'essayez,  non  pas  de  vous  en  délivrer, 


6o  DISCOURSDE 

mais  seulement  de  le  vouloir  faire.  Soyez  résolus 
de  ne  servir  plus,  et  vous  voilà  libres.  Je  ne  veux 
pas  que  vous  le  poussiez  ou  l'ébranliez,  mais 
seulement  ne  le  soutenez  plus,  et  vous  le  verrez, 
comme  un  grand  colosse  à  qui  on  a  dérobé  sa 
base,  de  son  poids  même  fondre  en  bas  et  se 
rompre. 

Mais  certes  les  médecins  conseillent  bien  de 
ne  mettre  pas  la  main  aux  plaies  incurables, 
et  je  ne  fais  pas  sagement  de  vouloir  prêcher  en 
ceci  le  peuple  qui  perdu,  longtemps  a,  toute 
connaissance,  et  duquel,  puisqu'il  ne  sent  plus 
son  mal,  cela  montre  assez  que  sa  maladie  est 
mortelle.  Cherchons  donc  par  conjecture,  si 
nous  en  pouvons  trouver,  comment  s'est  ainsi 
si  avant  enracinée  cette  opiniâtre  volonté  de 
servir,  qu'il  semble  maintenant  que  l'amour 
même  de  la  liberté  ne  soit  pas  si  naturelle. 

Premièrement,  cela  est,  comme  je  crois,  hors 
de  doute  que,  si  nous  vivions  avec  les  droits  que 
la  nature  nous  a  donnés  et  avec  les  enseignements 
qu'elle  nous  apprend,  nous  serions  naturellement 
obéissants  aux  parents,  sujets  à  la  raison,  et  serfs 
de  personne.  De  l'obéissance  que  chacun,  sans 
autre  avertissement  que  de  son  naturel,  porte 
à  ses  père  et  mère,  tous  les  hommes  s'en  sont 
témoins,  chacun  pour  soi  ;  de  la  raison,  si  elle 
naît  avec  nous,  ou  non,  qui  est  une  question  dé- 


LA     SERVITUDE    VOLONTAIRE         6l 

battue  à  fond  par  les  académiques  et  touchée 
par  toute  l'école  des  philosophes.  Pour  cette 
heure  je  ne  penserai  point  faillir  en  disant  cela, 
qu'il  y  a  en  notre  âme  quelque  naturelle  semence 
de  raison,  laquelle,  entretenue  par  bon  conseil 
et  coutume,  florit  en  vertu,  et,  au  contraire,  sou- 
vent ne  pouvant  durer  contre  les  vices  survenus, 
étouffée,  s'avorte.  Mais  certes,  s'il  y  a  rien  de  clair 
ni  d'apparent  en  la  nature  et  où  il  ne  soit  pas  per- 
mis de  faire  l'aveugle,  c'est  cela  que  la  nature, 
le  ministre  de  Dieu,  la  gouvernante  des  hommes, 
nous  a  tous  faits  de  même  forme,  et,  comme  il 
semble,  à  même  moule,  afin  de  nous  entrecon- 
naître tous  pour  compagnons  ou  plutôt  pour 
frères  ;  et  si,  faisant  les  partages  des  présents 
qu'elle  nous  faisait,  elle  a  fait  quelque  avantage 
de  son  bien,  soit  au  corps  ou  en  l'esprit,  aux  ims 
plus  qu'aux  autres,  si  n'a-t-elle  pourtant  entendu 
nous  mettre  en  ce  monde  comme  dans  un  camp 
clos,  et  n'a  pas  envoyé  ici-bas  les  plus  forts  ni 
les  plus  avisés,  comme  des  brigands  armés  dans 
une  forêt,  pour  y  gourmander  les  plus  faibles  ; 
mais  plutôt  faut-il  croire  que,  faisant  ainsi  les 
parts  aux  uns  plus  grandes,  aux  autres  plus  pe- 
tites, elle  voulait  faire  place  à  la  fraternelle  aflFec- 
tion,  afin  qu'elle  eût  où  s'employer,  ayant  les 
uns  puissance  de  donner  aide,  les  autres  besoin 
d'en  recevoir.  Puis  donc  que  cette  bonne  mère 


62  DISCOURSDE 

nous  a  donné  à  tous  toute  la  terre  pour  demeure, 
nous  a  tous  logés  aucunement  en  même  maison, 
nous  a  tous  figurés  à  même  patron,  afin  que  cha- 
cun se  put  mirer  et  quasi  reconnaître  l'un  dans 
l'autre  ;  si  elle  nous  a  donné  à  tous  ce  grand  pré- 
sent de  la  voix  et  de  la  parole  pour  nous  accointer 
et  fraterniser  davantage,  et  faire,  par  la  commune 
et  mutuelle  déclaration  de  nos  pensées,  une  com- 
munion de  nos  volontés  ;  et  si  elle  a  tâché  par 
tous  moyens  de  serrer  et  étreindre  si  fort  le  nœud 
de  notre  alliance  et  société  ;  si  elle  a  montré, 
en  toutes  choses,  qu'elle  ne  voulait  pas  tant  nous 
faire  tous  unis  que  tous  uns,  il  ne  faut  pas  faire 
doute  que  nous  ne  soyons  naturellement  libres, 
piiisque  nous  sommes  tous  compagnons,  et  ne 
peut  tomber  en  l'entendement  de  personne  que 
nature  ait  mis  aucun  en  servitude,  nous  ayant 
tous  mis  en  compagnie. 

Mais,  à  la  vérité,  c'est  bien  pour  néant  de  dé- 
battre si  la  liberté  est  naturelle,  puisqu'on  ne 
peut  tenir  aucun  en  servitude  sans  lui  faire  tort, 
et  qu'il  n'y  a  rien  si  contraire  au  monde  à  la  nature, 
étant  toute  raisonnable,  que  l'injure.  Reste  donc 
la  liberté  être  naturelle,  et  par  même  moyen,  à 
mon  avis,  que  nous  ne  sommes  pas  nés  seulement 
en  possession  de  notre  franchise,  mais  aussi  avec 
affectation  de  la  défendre.  Or,  si  d'aventure  nous 
nous  faisons  quelque  doute  en  cela,  et  sommes 


LA     SERVITUDE    VOLONTAIRE         63 

tant  abâtardis  que  ne  puissions  reconnaître  nos 
biens  ni  semblablement  nos  naïves  affections,  il 
faudra  que  je  vous  fasse  l'honneur  qui  vous  appar- 
tient, et  que  je  monte,  par  manière  de  dire,  les 
bêtes    brutes    en    chaire,    pour   vous    enseigner 
votre  nature  et  condition.  Les  bêtes,  ce  maid' 
Dieu  !  si  les  hommes  ne  font  trop  les  sourds, 
leur  crient  :  Vive  liberté  !  Plusieurs  en  y  a 
d'entre  elles  qui  meurent  aussitôt  qu'elles  sont 
prises  :  comme  le  poisson  quitte  la  vie  aussitôt 
que  l'eau,  pareillement  celles-là  quittent  la  lu- 
mière et  ne  veulent  point  survivre  à  leur  naturelle 
franchise.    Si    les    animaux    avaient    entre    eux 
quelques  prééminences,  ils  feraient  de  celles-là 
leur    noblesse.    Les    autres,    des    plus    grandes 
jusqu'aux    plus    petites,    lorsqu'on    les    prend, 
font  si  grande  résistance  d'ongles,  de  cornes,  de 
bec  et  de  pieds,  qu'elles  déclarent  assez  combien 
elles   tiennent  cher   ce   qu'elles   perdent;  puis, 
étant  prises,  elles  nous  donnent  tant  de  signes 
apparents  de  la  connaissance  qu'elles  ont  de  leur 
malheur,  qu'il  est  bel  à  voir  que  ce  leur  est  plus 
languir  que  vivre,  et  qu'elles   continuent  leur 
vie  plus  pour  plaindre  leur  aise  perdue  que  pour 
se  plaire  en  servitude.  Que  veut  dire  autre  chose 
l'éléphant    qui,    s'étant    défendu    jusqu'à    n'en 
pouvoir  plus,  n'y  voyant  plus  d'ordre,  étant  sur 
le  point  d'être  pris,  il  enfonce  ses  mâchoires  et 


64  DISCOURSDE 

casse  ses  dents  contre  les  arbres,  sinon  que  le  grand 
désir  qu'il  a  de  demeurer  libre,  ainsi  qu'il  est, 
lui  fait  de  l'esprit  et  l'avise  de  marchander 
avec  les  chasseurs  si,  pour  le  prix  de  ses  dents, 
il  en  sera  quitte,  et  s'il  sera  reçu  de  bailler  son 
ivoire  et  payer  cette  rançon  pour  sa  liberté? 
Nous  appâtons  le  cheval  dès  lors  qu'il  est  né 
pour  l'apprivoiser  à  servir  ;  et  si  ne  le  savons- 
nous  si  bien  flatter  que,  quand  ce  vient  à  le  domp- 
ter, il  ne  morde  le  frein,  qu'il  ne  rue  contre  l'épe- 
ron, comme  (ce  semble)  pour  montrer  à  la  nature 
et  témoigner  au  moins  par  là  que,  s'il  sert,  ce 
n'est  pas  de  son  gré,  ains  par  notre  contrainte. 
Que  faut-il  donc  dire  ? 

Même  les    bœufs  sous  le  poids  du  joug  geignent, 
Et  les    oiseaux  dans  la  cage  se  plaignent, 

comme  j'ai  dit  autrefois,  passant  le  temps  à  nos 
rimes  françaises  (i)  ;  car  je  ne  craindrai  point, 
écrivant  à  toi,  ô  Longa  (^) ,  mêler  de  mes  vers,  des- 
quels je  ne  lis  jamais  que,  pour  le  semblant  que 
tu  fais  de  t'en  contenter,  tu  ne  m'en  fasses  tout 
glorieux.  Ainsi  donc,  puisque  toutes  choses  qui 
ont  sentiment,  dès  lors  qu'elles  l'ont,  sentent  le 
mal  de  la  sujétion  et  courent  après  la  liberté, 
puisque  les  bêtes,  qui  encore  sont  faites  pour  le 
service  de  l'homme,  ne  se  peuvent  accoutumer  à 
servir  qu'avec  protestation  d'un  désir  contraire, 


LA    SERVITUDE    VOLONTAIRE         65 

quel  malencontre  a  été  cela  qui  a  pu  tant  déna- 
turer l'homme,  seul  né,  de  vrai,  pour  vivre 
franchement,  et  lui  faire  perdre  la  souvenance 
de  son  premier  être  et  le  désir  de  le  reprendre  ? 
Il  y  a  trois  sortes  de  tyrans  (^)  :  les  uns  ont  le 
royaume  par  élection  du  peuple,  les  autres  par 
la  force  des  armes,  les  autres  par  succession  de 
leur  race.  Ceux  qui  les  ont  acquis  par  le  droit  de 
la  guerre,  ils  s'y  portent  ainsi  qu'on  connaît  bien 
qu'ils  sont  (conune  l'on  dit)  en  terre  de  conquête. 
Ceux-là  qui  naissent  rois  ne  sont  pas  communé- 
ment guère  meilleurs,  ains  étant  nés  et  nourris 
dans  le  sein  de  la  tyrannie,  tirent  avec  le  lait  la 
nature  du  tyran,  et  font  état  des  peuples  qui  sont 
sous  eux  comme  de  leurs  serfs  héréditaires  ; 
et,  selon  la  complexion  de  laquelle  ils  sont  plus 
enclins,  avares  ou  prodigues,  tels  qu'ils  sont, 
,  ils  font  du  royaume  comme  de  leur  héritage. 
Celui  à  qui  le  peuple  a  donné  l'état  devrait  être, 
ce  me  semble,  plus  insupportable,  et  le  serait, 
comme  je  crois,  n'était  que  dès  lors  qu'il  se  voit 
élevé  par-dessus  les  autres,  flatté  par  je  ne  sais 
quoi  qu'on  appelle  la  grandeur,  U  délibère  de 
n'en  bouger  point  ;  communément  celui-là  fait 
état  de  rendre  à  ses  enfants  la  puissance  que  le 
peuple  lui  a  laissée  :  et  dès  lors  que  ceux-là  ont 
pris  cette  opinion,  c'est  chose  étrange  de  combien 
ils  passent  en  toutes  sortes  de  vices  et  même  en 


66  DISCOURSDE 

la  cruauté,  les  autres  tyrans,  ne  voyant  autres 
moyens  pour  assurer  la  nouvelle  tyrannie  que 
d'étreindre  si  fort  la  servitude  et  étranger  tant 
leurs  sujets  de  la  liberté,  qu'encore  que  la  mé- 
moire en  soit  fraîche,  ils  la  leur  puissent  faire 
perdre.  Ainsi,  pour  en  dire  la  vérité,  je  vois  bien 
qu'il  y  a  entre  eux  quelque  différence,  mais  de 
choix,  je  n'y  en  vois  point  ;  et  étant  les  moyens 
de  venir  aux  règnes  divers,  toujours  la  façon 
de  régner  est  quasi  semblable  :  les  élus,  comme 
s'ils  avaient  pris  des  taureaux  à  dompter,  ainsi 
les  traitent-ils  ;  les  conquérants  en  font  comme 
de  leur  proie  ;  les  successeurs  pensent  d'en  faire 
ainsi  que  de  leurs  naturels  esclaves. 

Mais  à  propos,  si  d'aventure  il  naissait  aujour- 
d'hui quelques  gens  tout  neufs,  ni  accoutumés 
à  la  sujétion,  ni  afïriandés  à  la  liberté,  et  qu'ils 
ne  sussent  que  c'est  ni  de  l'un  ni  de  l'autre,  ni 
à  grand  peine  des  noms  ;  si  on  leur  présentait 
ou  d'être  serfs,  ou  vivre  francs,  selon  les  lois 
desquelles  ils  ne  s'accorderaient  :  il  ne  faut  pas 
faire  doute  qu'ils  n'aimassent  trop  mieux  obéir 
à  la  raison  seulement  que  servir  à  un  homme  ; 
sinon,  possible,  que  ce  fussent  ceux  d'Israël,  qui, 
sans  contrainte  ni  aucun  besoin,  se  firent  un 
tyran  :  duquel  peuple  je  ne  lis  jamais  l'histoire 
que  je  n'en  aie  trop  grand  dépit,  et  quasi  jusqu'à 
en  devenir  inhumain  pour  me  réjouir  de  tant  de 


LA     SERVITUDE    VOLONTAIRE  67 

maux  qui  leur  en  advinrent.  Mais  certes  tous  les 
hommes,  tant  qu'ils  ont  quelque  chose  d'homme, 
devant  qu'ils  se  laissent  assujétir,  il  faut  l'un  des 
deux,  qu'ils  soient  contraints  ou  déçus  :  contraints 
par  des  armes  étrangères,  comme  Sparte  ou 
Athènes  par  les  forces  d'Alexandre,  ou  par  les 
factions,  ainsi  que  la  seigneurie  d'Athènes  était 
devant  venue  entre  les  mains  de  Pisistrate.  Par 
.tromperie  perdent-ils  souvent  la  liberté,  et,  en  ce, 
ils  ne  sont  pas  si  souvent  séduits  par  autrui 
comme  ils  sont  trompés  par  eux-mêmes  :  ainsi 
le  peuple  de  Syracuse,  la  maîtresse  ville  de 
Sicile  (on  me  dit  qu'elle  s'appelle  aujourd'hui 
Saragousse),  étant  pressé  par  les  guerres,  incon- 
sidérément ne  mettant  ordre  qu'au  danger  pré- 
sent, éleva  Denis,  le  premier  tyran,  et  lui  donna 
la  charge  de  la  conduite  de  l'armée,  et  ne  se 
donna  garde  qu'il  l'eût  fait  si  grand  que  cette 
bonne  pièce-là,  revenant  victorieux,  comme 
s'il  n'eût  pas  vaincu  ses  ennemis  mais  ses  ci- 
toyens, se  fit  de  capitaine  roi,  et  de  roi  tyran. 
Il  n'est  pas  croyable  comme  le  peuple,  dès  lors 
qu'il  est  assujetti,  tombe  si  soudain  en  un  tel 
et  si  profond  oubli  de  la  franchise,  qu'il  n'est 
pas  possible  qu'il  se  réveille  pour  la  ravoir, 
servant  si  franchement  et  tant  volontiers  qu'on 
dirait,  à  le  voir,  qu'il  a  non  pas  perdu  sa  liberté, 
*  mais  gagné  sa  servitude.  Il  est  vrai  qu'au  commen- 


68  DISCOURSDE 

cernent  on  sert  contraint  et  vaincu  par  la  force  ; 
mais  ceux  qui  viennent  après  servent  sans  regret  et 
font  volontiers  ce  que  leurs  devanciers  avaient  fait 
par  contrainte.  C'est  cela,  que  les  hommes  nais- 
sant sous  le  joug,  et  puis  nourris  et  élevés  dans  le 
servage,  sans  regarder  plus  avant,  se  contentent 
de  vivre  comme  ils  sont  nés,  et  ne  pensent 
point  avoir  autre  bien  ni  autre  droit  que  ce  qu'ils 
^  ont  trouvé,  ils  prennent  pour  leur  naturel  l'état 
de  leur  naissance.  Et  toutefois  il  n'est  point  d'hé- 
ritier si  prodigue  et  nonchalant  que  quelquefois 
ne  passe  les  yeux  sur  les  registres  de  son  père, 
pour  voir  s'il  jouit  de  tous  les  droits  de  sa  suc- 
cession, ou  si  l'on  n'a  rien  entrepris  sur  lui  ou 
/son  prédécesseur.  Mais  certes  la  coutume,  qui 
a  en  toutes  choses  grand  pouvoir  sur  nous,  n'a 
en  aucun  endroit  si  grande  vertu  qu'en  ceci,  de 
nous  enseigner  à  servir  et,  comme  l'on  dit  de 
Mithridate  qui  se  fit  ordinaire  à  boire  le  poison, 
pour  nous  apprendre  à  avaler  et  ne  trouver  point 
amer  le  venin  de  la  servitude.  L'on  ne  peut  pas 
nier  que  la  nature  n'ait  en  nous  bonne  part, 
pour  nous  tirer  là  où  elle  veut  et  nous  faire  dire 
bien  ou  mal  nés  ;  mais  si  faut  il  confesser  qu'elle 
.  a  en  nous  moins  de  pouvoir  que  la  coutume  : 
pour  ce  que  le  naturel,  pour  bon  qu'il  soit,  se 
perd  s'il  n'est  entretenu  ;  et  la  nourriture  nous 
fait  toujours  de  sa  façon,  comment  que  ce  soit, 


LA    SERVITUDE    VOLONTAIRE         69 

maugré  la  nature.  Les  semences  de  bien  que  la 
nature  met  en  nous  sont  si  menues  et  glissantes 
qu'elles  ne  peuvent  endurer  le  moindre  heurt 
de  la  nourriture  contraire  ;  elles  ne  s'entretiennent 
pas  si  aisément  comme  elles  s'abâtardissent, 
se  fondent  et  viennent  à  rien  :  ni  plus  ni  moins 
que  les  arbres  fruitiers,  qui  ont  bien  tous  quelque 
naturel  à  part,  lequel  ils  gardent  bien  si  on  les 
laisse  venir,  mais  ils  le  laissent  aussitôt  pour  por- 
ter d'autres  fruits  étrangers  et  non  les  leurs, 
selon  qu'on  les  ente.  Les  herbes  ont  chacune 
leur  propriété,  leur  naturel  et  singularité  ;  mais 
toutefois  le  gel,  le  temps,  le  terroir  ou  la  main 
du  jardinier  y  ajoutent  ou  diminuent  beaucoup  de 
leur  vertu  :  la  plante  qu'on  a  vue  en  un  endroit, 
on  est  ailleurs  empêché  de  la  reconnaître.  Qui 
verrait  les  Vénitiens,  une  poignée  de  gens  vivant 
si  librement  que  le  plus  méchant  d'entre  eux  ne 
voudrait  pas  être  le  roi  de  tous,  ainsi  nés  et  nourris 
qu'ils  ne  reconnaissent  point  d'autre  ambition 
sinon  à  qui  mieux  avisera  et  plus  soigneusement 
prendra  garde  à  entretenir  la  liberté,  ainsi  appris 
et  faits  dès  le  berceau  qu'ils  ne  prendraient  point 
tout  le  reste  des  félicités  de  la  terre  pour  perdre 
le  moindre  de  leur  franchise  ;  qui  aura  vu,  dis-je, 
ces  personnages-là,  et  au  partir  de  là  s'en  ira 
aux  terres  de  celui  que  nous  appelions  Grand 
Seigneur,  voyant  là  des  gens  qui  ne  veulent  être 


yO  DISCOURSDE 

nés  que  pour  le  servir,  et  qui  pour  maintenir 
sa  puissance  abandonnent  leur  vie,  penserait-il 
que  ceux-là  et  les  autres  eussent  un  même  naturel, 
ou  plutôt  s'il  n'estimerait  pas  que,  sortant  d'une 
cité  d'hommes,  il  était  entré  dans  un  parc  de 
bêtes  (1)  ?  Lycurgue,  le  policier  de  Sparte,  avait 
nourri,  ce  dit-on,  deux  chiens,  tous  deux  frères, 
tous  deux  allaités  de  même  lait,  l'un  engraissé 
en  la  cuisine,  l'autre  accoutumé  par  les  champs 
au  son  de  la  trompe  et  du  huchet,  voulant  montrer 
au  peuple  lacédémonien  que  les  hommes  sont 
tels  que  la  nourriture  les  fait,  mit  les  deux  chiens 
en  plein  marché,  et  entre  eux  une  soupe  et  un 
lièvre  :  l'un  courut  au  plat  et  l'autre  au  lièvre. 
«  Toutefois,  dit-il,  si  sont-ils  frères  ».  Donc 
celui-là,  avec  ses  lois  et  sa  police,  nourrit  et  fit 
si  bien  les  Lacédémoniens,  que  chacun  d'eux 
eut  plus  cher  de  mourir  de  mille  morts  que  de 
reconnaître  autre  seigneur  que  le  roi  et  la  raison. 
Je  prends  plaisir  de  ramentevoir  un  propos  que 
tinrent  jadis  un  des  favoris  de  Xerxès,  le  grand  roi 
des  Persans,  et  deux  Lacédémoniens.  Quand 
Xerxès  faisait  les  appareils  de  sa  grande  armée 
pour  conquérir  la  Grèce,  il  envoya  ses  ambassa- 
deurs par  les  cités  grégeoises  demander  de  l'eau 
et  de  la  terre  :  c'était  la  façon  que  les  Persans 
avaient  de  sommer  les  villes  de  se  rendre  à  eux. 
A  Athènes  ni  à  Sparte  n'envoya-t-il  point,  pour 


LA     SERVITUDE     VOLONTAIRE  7I 

ce  que  ceux  que  Daire,  son  père,  y  avait  envoyés, 
les  Athéniens  et  les  Spartiens  en  avaient  jeté  les 
uns  dedans  les  fosses,  les  autres  dans  les  puits, 
leur  disant  qu'ils  prinsent  hardiment  de  là  de 
l'eau  et  de  la  terre  pour  porter  à  leur  prince  : 
ces  gens  ne  pouvaient  souffrir  que,  de  la  moindre 
parole  seulement,  on  touchât  à  leur  liberté.  Pour 
en  avoir  ainsi  usé,  les  Spartains  connurent  qu'ils 
avaient  encouru  la  haine  des  dieux,  même  de 
Talthybie,  le  dieu  des  hérauts  :  ils  s'avisèrent 
d'envoyer  à  Xerxès,  pour  les  apaiser,  deux  de 
leurs  citoyens,  pour  se  présenter  à  lui,  qu'il  fît 
d'eux  à  sa  guise,  et  se  payât  de  là  pour  les  ambas- 
sadeurs qu'ils  avaient  tués  à  son  père.  Deux 
Spartains,  l'un  nommé  Sperte  et  l'autre  Bulis, 
s'offrirent  à  leur  gré  pour  aller  faire  ce  paiement. 
De  fait  ils  y  allèrent,  et  en  chemin  ils  arrivèrent 
au  palais  d'un  Persan  qu'on  nommait  Indarne, 
qui  était  lieutenant  du  roi  en  toutes  les  \Tilles 
d'Asie  qui  sont  sur  les  côtes  de  la  mer.  Il  les  ac- 
cueillit fort  honorablement  et  leur  fit  grande  chère, 
et,  après  plusieurs  propos  tombant  de  l'un  ne 
l'autre,  il  leur  demanda  pourquoi  ils  refusaient 
tant  l'amitié  du  roi.  «  Voyez,  dit-il,  Spartains, 
et  connaissez  par  moi  comment  le  roi  sait  honorer 
ceux  qui  le  valent,  et  pensez  que  si  vous  étiez 
à  lui,  il  vous  ferait  de  même  :  si  vous  étiez  à  lui 
et  qu'il  vous  eût  connu,  il  n'y  a  celui  d'entre  vous 


72  DISCOURSDE 

qui  ne  fût  seigneur  d'une  ville  de  Grèce.  —  En 
ceci,  Indarne,  tu  ne  nous  saurais  donner  bon 
conseil,  dirent  les  Lacédémoniens,  pour  ce  que  le 
bien  que  tu  nous  promets,  tu  l'as  essayé,  mais  celui 
dont  nous  jouissons,  tu  ne  sais  que  c'est  :  tu  as 
éprouvé  la  faveur  du  roi  ;  mais  de  la  liberté, 
quel  goût  elle  a,  combien  elle  est  douce,  tu  n'en 
sais  rien.  Or,  si  tu  en  avais  tâté,  toi-même  nous 
conseillerais- tu  la  défendre,  non  pas  avec  la 
lance  et  l'écu,  mais  avec  les  dents  et  les  ongles.  » 
Le  seul  Spartain  disait  ce  qu'il  fallait  dire,  mais 
certes  et  l'un  et  l'autre  parlait  comme  il  avait  été 
nourri  ;  car  il  ne  se  pouvait  faire  que  le  Persan 
eût  regret  à  la  liberté,  ne  l'ayant  jamais  eue,  ni 
que  le  Lacédémonien  endurât  la  sujétion,  ayant 
goûté  la  franchise. 

Caton  l'Uticain,  étant  encore  enfant  et  sous  la 
verge,  allait  et  venait  souvent  chez  Sylla  le  dicta- 
teur, tant  pour  ce  qu'à  raison  du  lieu  et  maison 
dont  il  était,  on  ne  lui  refusait  jamais  la  porte, 
qu'aussi  ils  étaient  proches  parents.  Il  avait 
toujours  son  maître  quand  il  y  allait,  comme  ont 
accoutumé  les  enfants  de  bonne  maison.  Il 
s'aperçut  que,  dans  l'hôtel  de  Sylla,  en  sa  pré- 
sence ou  par  son  consentement,  on  emprisonnait 
les  uns,  on  condamnait  les  autres  ;  l'un  était 
banni,  l'autre  étranglé  ;  l'un  demandait  la  confis- 
cation d'un  citoyen,  l'autre  la  tête  ;  en  somme,  tout 


LA    SERVITUDE    VOLONTAIRE         73 

y  allait  non  comme  chez  un  officier  de  ville,  mais 
comme  chez  un  tyran  de  peuple,  et  c'était  non 
pas  un  parquet  de  justice,  mais  un  ouvroir  de 
tyrannie.  Si  dit  lors  à  son  maître  ce  jeune  gars  : 
«  Que  ne  me  donnez-vous  un  poignard  ?  Je  le 
cacherai  sous  ma  robe  :  j'entre  souvent  dans  la 
chambre  de  Sylla  avant  qu'il  soit  levé,  j'ai  le 
bras  assez  fort  pour  en  dépêcher  la  ville.  »  Voilà 
certes  une  parole  vraiment  appartenant  à  Caton  : 
c'était  un  commencement  de  ce  personnage, 
digne  de  sa  mort.  Et  néanmoins  qu'on  ne  die 
ni  son  nom  ni  son  pays,  qu'on  conte  seulement 
le  fait  tel  qu'il  est,  la  chose  même  parlera  et  ju- 
gera l'on,  à  belle  aventure,  qu'il  était  Romain 
et  né  dedans  Rome,  et  lors  qu'elle  était  libre. 
A  quel  propos  tout  ceci?  Non  pas  certes  que 
j'estime  que  le  pays  ni  le  terroir  y  fassent  rien, 
car  en  toutes  contrées,  en  tout  air,  estamèrela 
sujétion  et  plaisant  d'être  libre  ;  mais  parce  que 
je  suis  d'avis  qu'on  ait  pitié  de  ceux  qui,  en  nais- 
sant, se  sont  trouvés  le  joug  sous  le  col,  ou  bien 
que  si  on  les  excuse,  ou  bien  qu'on  leur  pardonne, 
si,  n'ayant  vu  seulement  l'ombre  de  la  liberté 
et  n'en  étant  point  avertis,  ils  ne  s'aperçoivent 
point  du  mal  que  ce  leur  est  d'être  esclaves.  S'il 
y  avait  quelque  pays,  comme  dit  Homère  des 
Cimmériens,  où  le  soleil  se  montre  autrement 
qu'à  nous,  et  après  leur  avoir  éclairé  six  mois 


74  DISCOURSDE 

continuels,  il  les  laisse  sommeillants  dans  l'obs- 
curité sans  les  venir  revoir  de  l'autre  demie 
année,  ceux  qui  naîtraient  pendant  cette  longue 
nuit,  s'ils  n'avaient  pas  ouï  parler  de  la  clarté, 
s'ébahiraient  ou  si,  n'ayant  poiqt  vu  de  jour,  ils 
s'accoutumaient  aux  ténèbres  où  ils  sont  nés, 
sans  désirer  la  lumière  ?  On  ne  plaint  jamais 
ce  que  l'on  n'a  jamais  eu,  et  le  regret  ne  vient 
point  sinon  qu'après  le  plaisir,  et  toujours  est, 
avec  la  connaissance  du  mal,  la  souvenance  de  la 
joie  passée.  La  nature  de  l'homme  est  bien  d'être 
franc  et  de  le  vouloir  être,  mais  aussi  sa  nature 
est  telle  que  naturellement  il  tient  le  pli  que  la 
nourriture  lui  donne. 

Disons  donc  ainsi,  qu'à  l'homme  toutes  choses 
lui  sont  comme  naturelles,  à  quoi  il  se  nourrit 
et  accoutume  ;  mais  cela  seulement  lui  est  naïf, 
à  quoi  la  nature  simple  et  non  altérée  l'appelle  : 
ainsi  la  première  raison  de  la  servitude  volontaire, 
c'est  la  coutume  :  comme  des  plus  braves  cour- 
tauds, qui  au  commencement  mordent  le  frein 
et  puis  s'en  jouent,  et  là  où  naguères  ruaient  contre 
la  selle,  ils  se  parent  maintenant  dans  les  harnais 
et  tout  fiers  se  gorgiassent  sous  la  barde  {^).  Ils 
disent  qu'ils  ont  été  toujours  sujets,  que  leurs  pères 
ont  ainsi  vécu  ;  ils  pensent  qu'ils  sont  tenus 
d'endurer  le  mal  et  se  font  accroire  par  exemple, 
et  fondent  eux-mêmes  sous  la  longueur  du  temps 


LA     SERVITUDE    VOLONTAIRE  75 

la  possession  de  ceux  qui  les  tyrannisent  ;  mais 
pour  vrai,  les  ans  ne  donnent  jamais  droit  de 
mal  faire,  ains  agrandissent  l'injure.  Toujours 
s'en  trouve  il  quelques-uns,  mieux  nés  que  les 
autres,  qui  sentent  le  poic  s  du  joug  et  ne  se  peuvent 
tenir  de  le  secouer  ;  qui  ne  s'apprivoisent 
jamais  de  la  sujétion  et  qui  toujours,  comme 
Ulysse,  qui  par  mer  et  par  terre  cherchait  tou- 
jours de  voir  de  la  famée  de  sa  case,  ne  se  peuvent 
tenir  d'aviser  à  leurs  naturels  privilèges  et  de  se 
souvenir  de  leurs  prédécesseurs  et  de  leur  pre- 
mier être  ;  ceux  sont  volontiers  ceux-là  qui,  ayant 
l'entendement  net  et  l'esprit  clairvoyant,  ne  se 
contentent  pas  comme  le  gros  populas,  de  regar- 
der ce  qui  est  devant  leurs  pieds  s'ils  n'avisent 
et  derrière  et  devant  et  ne  remémorent  encore  les 
choses  passées  pour  juger  de  celles  du  temps 
à  venir  et  pour  mesurer  les  présentes  ;  ce  sont 
ceux  qui,  ayant  la  tête  d'eux-mêmes  bien  faite, 
l'ont  encore  polie  par  l'étude  et  le  savoir.  Ceux-là, 
quand  la  liberté  serait  entièrement  perdue  et 
toute  hors  du  monde,  l'imaginent  et  la  sentent 
en  leur  esprit,  et  encore  la  savourent,  et  la  ser- 
I  vitude  ne  leur  est  de  goût,  pour  tant  bien  qu'on 
l'accoutre. 

Le  grand  Turc  s'est  bien  avisé  de  cela,  que  les 
livres  et  la  doctrine  donnent,  plus  que  toute 
autre  chose,  aux  hommes  le  sens  et  l'entendement 


76  DISCOURSDE 

de  se  reconnaître  et  d'haïr  la  tyrannie  ;  j'entends 
qu'il  n'a  en  ses  terres  guère  de  gens  savants  ni 
n'en  demande.  Or,  communément,  le  bon  zélé 
et  affection  de  ceux  qui  ont  gardé  malgré  le 
temps  la  dévotion  à  la  franchise,  pour  si  grand 
nombre  qu'il  y  en  ait,  demeure  sans  effet  pour 
ne  s 'entreconnaître  point  :  la  liberté  leur  est 
toute  ôtée,  sous  le  tyran,  de  faire,  de  parler  et 
quasi  de  penser  ;  ils  deviennent  tous  singuliers 
en  leurs  fantaisies.  Donc,  Momes,  le  dieu  mo- 
queur, ne  se  moqua  pas  trop  quand  il  trouva 
cela  à  redire  en  l'homme  que  Vulcain  avait  fait, 
de  quoi  il  ne  lui  avait  mis  une  petite  fenêtre  au 
cœur,  afin  que  par  là  on  put  voir  ses  pensées. 
L'on  voulsit  bien  dire  que  Brute  et  Casse, 
lorsqu'ils  entreprindrent  la  délivrance  de  Rome, 
ou  plutôt  de  tout  le  monde,  ne  voulurent  pas 
que  Cicéron,  ce  grand  zélateur  du  bien  public 
s'il  en  fut  jamais,  fut  de  la  partie,  et  estimèrent 
son  cœur  trop  faible  pour  un  fait  si  haut  :  ils 
se  fiaient  bien  de  sa  volonté,  mais  ils  ne  s'assu- 
raient point  de  son  courage.  Et  toutefois,  qui 
voudra  discourir  les  faits  du  temps  passé  et 
les  annales  anciennes,  il  s'en  trouvera  peu  ou 
point  de  ceux  qui  voyant  leur  pays  mal  mené  et 
en  mauviiises  mains,  aient  entrepris  d'une  inten- 
tion bonne,  entière  et  non  feinte,  de  le  délivrer, 
qui  n'en  soient  venus  à  bout,  et  que  la  liberté, 


LA    SERVITUDE    VOLONTAIRE         77 

pour  se  faire  paraître,  ne  se  soit  elle-même  fait 
épaule.  Harmode,  Aristogiton,  Thrasybule,  Brute 
le  vieux,  Valère  et  Dion,  comme  ils  l'ont  vertueu- 
sement pensé,  l'exécutèrent  heureusement  ;  en 
tel  cas,  quasi  jamais  à  bon  vouloir  ne  défend  la 
fortune.  Brute  le  jeune  et  Casse  ôtèrent  bien 
heureusement  la  servitude,  mais  en  ramenant 
la  liberté  ils  moururent  :  non  pas  misérablement 
(car  quel  blasphème  serait-ce  de  dire  qu'il  y 
ait  eu  rien  de  misérable  en  ces  gens-là,  ni  en  leur 
mort,  ni  en  leur  vie  ?)  mais  certes  au  grand 
dommage,  perpétuel  malheur  et  entière  ruine 
de  la  république,  laquelle  fut,  conmie  il  semble, 
enterrée  avec  eux.  Les  autres  entreprises  qui  ont 
été  faites  depuis  contre  les  empereurs  romains 
n'étaient  que  conjurations  de  gens  ambitieux, 
lesquels  ne  sont  pas  à  plaindre  des  inconvénients 
qui  leur  en  sont  advenus,  étant  bel  à  voir  qu'ils 
désiraient,  non  pas  ôter,  mais  remuer  la  couronne, 
prétendant  chasser  le  tyran  et  retenir  la  tyrannie. 
A  ceux-ci  je  ne  voudrais  pas  moi-même  qu'il 
leur  en  fut  bien  succédé,  et  suis  content  qu'ils 
aient  montré,  par  leur  exemple,  qu'il  ne  faut  pas 
abuser  du  saint  nom  de  liberté  pour  faire  mau- 
vaise entreprise. 

Mais  pour  revenir  à  notre  propos,  duquel  je 
m'étais  quasi  perdu,  la  première  raison  pourquoi 
les  honmies  servent  volontiers,  est  pour  ce  qu'ils 


78  DISCOURSDE 

naissent  serfs  et  sont  nourris  tels.  De  celle-ci  en 
vient  une  autre,  qu'aisément  les  gens  deviennent, 
sous  les  tyrans,  lâches  et  efféminés  :  dont  je  sais 
merveilleusement  bon  gré  à  Hyppocras,  le  grand- 
père  de  la  médecine,  qui  s'en  est  pris  garde, 
et  l'a  ainsi  dit  en  l'un  de  ses  livres  qu'il  institue 
Des  maladies  (^).  Ce  personnage  avait  certes  en  tout 
le  cœur  en  bon  lieu,  et  le  montra  bien  lorsque  le 
Grand  Roi  le  voulut  attirer  près  de  lui  à  force 
d'offres  et  grands  présents,  il  lui  répondit  fran- 
chement qu'il  ferait  grand  conscience  de  se 
mêler  de  guérir  les  Barbares  qui  voulaient  tuer 
les  Grecs,  et  de  bien  servir,  par  son  art  à  lui,  qui 
entreprenait  d'asservir  la  Grèce.  La  lettre  qu'il 
lui  envoya  se  voit  encore  aujourd'hui  parmi  ses 
autres  œuvres,  et  témoignera  pour  jamais  de  son 
bon  cœur  et  de  sa  noble  nature.  Or,  est-il  donc 
certain  qu'avec  la  liberté  se  perd  tout  en  un  coup 
la  vaillance.  Les  gens  sujets  n'ont  point  d'allé- 
gresse au  combat  ni  d'âpreté  :  ils  vont  au  danger 
quasi  comme  attachés  et  tous  engourdis,  par 
manière  d'acquit,  et  ne  sentent  point  bouillir 
dans  leur  cœur  l'ardeur  de  la  franchise  qui  fait 
mépriser  le  péril  et  donne  envie  d'achapter,  par 
une  belle  mort  entre  ses  compagnons,  l'honneur 
et  la  gloire.  Entre  les  gens  libres,  c'est  à  l'envi 
à  qui  mieux  mieux,  chacun  pour  le  bien  commun, 
chacun  pour  soi,  ils  s'attardent  d'avoir  tous  leur 


LA     SERVITUDE     VOLONTAIRE  79 

part  au  mal  de  la  défaite  ou  au  bien  de  la  victoire  ; 
mais  les  gens  asservis,  outre  ce  courage  guerrier, 
ils  perdent  aussi  en  toutes  autres  choses  la  viva- 
cité, et  ont  le  cœur  bas  et  mol  et  incapable  de 
toutes  choses  grandes.  Les  tyrans  connaissent 
bien  cela,  et,  voyant  qu'ils  prennent  ce  pli, 
pour  les  faire  mieux  avachir,  encore  ils  aident-ils. 
Xénophon,  historien  grave  et  du  premier  rang 
entre  les  Grecs,  a  fait  un  livre  auquel  il  fait  parler 
Simonide  avec  Hiéron,  t^'ran  de  Syracuse,  des 
misères  du  tyran.  Ce  livre  est  plein  de  bonnes 
et  graves  remontrances,  et  qui  ont  aussi  bonne 
grâce,  à  mon  avis,  qu'il  est  possible.  Que  plût 
à  Dieu  que  les  tyrans  qui  ont  jamais  été  l'eussent 
mis  devant  les  yeux  et  s'en  fussent  servi  de  mi- 
roir !  Je  ne  puis  pas  croire  qu'ils  n'eussent  reconnu 
leurs  verrues  et  eu  quelque  honte  de  leurs  taches. 
En  ce  traité  il  conte  la  peine  en  quoi  sont  les 
tyrans,  qui  sont  contraints,  faisant  mal  à  tous,  se 
craindre  de  tous.  Entre  autres  choses,  il  dit  cela, 
.  que  les  mauvais  rois  se  servent  d'étrangers  à  la 
guerre  et  les  soudoient,  ne  s'osant  fier  de  mettre 
à  leurs  gens,  à  qui  ils  ont  fait  tort,  les  armes  en 
main.  (Il  y  a  bien  eu  de  bons  rois  qui  ont  eu  à 
leur  solde  des  nations  étrangères,  comme  les 
Français  mêmes,  et  plus  encore  d'autrefois 
qu'aujourd'hui,  mais  à  une  autre  intention, 
pour  garder  des  leurs,  n'estimant  rien  le  dommage 


k 


8o  DISCOURSDE 

de  l'argent  pour  épargner  les  hommes.  C'est  ce 
que  disait  Scipion,  ce  crois-je,  le  grand  Afri- 
cain, qu'il  aimerait  mieux  avoir  sauvé  un  citoyen 
que  défait  cent  ennemis.)  Mais,  certes,  cela  est 
bien  assuré,  que  le  tyran  ne  pense  jamais  que  la 
puissance  lui  soit  assurée,  sinon  quand  il  est 
venu  à  ce  point  qu'il  n'a  sous  lui  homme  qui 
vaille  :  donc  à  bon  droit  lui  dire  on  cela,  que 
Thrason  en  Térence  se  vante  avoir  reproché  au 
maître  des  éléphants  : 

Pour  cela  si  brave   vous  êtes 
Que  vous  avez  charge  des  bêtes. 

,  Mais  cette  ruse  de  tyrans  d'abêtir  leurs  sujets 
ne  se  peut  pas  connaître  plus  clairement  que 
Cyrus  fit  envers  les  Lydiens,  après  qu'il  se  fut 
emparé  de  Sardis,  la  maîtresse  ville  de  Lydie, 
et  qu'il  eut  pris  à  merci  Crésus,  ce  tant  riche  roi, 
et  l'eut  amené  quand  et  soi  :  on  lui  apporta  nou- 
velles que  les  Sardains  s'étaient  révoltés  ;  il  les 
eut  bientôt  réduits  sous  sa  main  ;  mais,  ne  voulant 
pas  ni  mettre  à  sac  une  tant  belle  ville,  ni  être 
toujours  en  peine  d'y  tenir  une  armée  pour  la 
garder,  il  s'avisa  d'un  grand  expédient  pour  s'en 
assurer  :  il  y  établit  des  bordeaux,  des  tavernes  et 
jeux  publics,  et  fit  publier  une  ordonnance  que 
les  habitants  eussent  à  en  faire  état.  Il  se  trouva  si 
bien  de  cette  garnison  que  jamais  depuis  contre 


LA     SERVITUDE    VOLONTAIRE  8l 

les  Lydiens  il  ne  fallut  tirer  un  coup  d'épée. 
Ces  pauvres  et  misérables  gens  s'amusèrent  à 
inventer  toutes  sortes  de  jeux,  si  bien  que  les 
Latins  en  ont  tiré  leur  mot,  et  ce  que  nous  appe- 
lons passe-temps^  ils  l'appellent  ludi,  comme  s'ils 
voulaient  dire  Lydi.  Tous  les  tyrans  n'ont  pas 
ainsi  déclarés  exprès  qu'ils  voulsissent  efFéminer 
leurs  gens  ;  mais,  pour  vrai,  ce  que  celui  ordonna 
formellement  et  en  effet,  sous  main  ils  l'ont 
pourchassé  la  plupart.  A  la  vérité,  c'est  le  natu- 
rel du  mérite  populaire,  duquel  le  nombre  est 
toujours  plus  grand  dedans  les  villes,  qu'il  est 
soupçonneux  à  l'endroit  de  celui  qui  l'aime,  et 
simple  envers  celui  qui  le  trompe.  Ne  pensez 
pas  qu'il  y  ait  nul  oiseau  qui  se  prenne  mieux 
à  la  pipée,  ni  poisson  aucun  qui,  pour  la  frian- 
dise du  ver,  s'accroche  plus  tôt  dans  le  haim 
que  tous  les  peuples  s'allèchent  vitement  à  la 
servitude,  par  la  moindre  plume  qu'on  leur  passe, 
comme  l'on  dit,  devant  la  bouche  ;  et  c'est  chose 
merveilleuse  qu'ils  se  laissent  aller  ainsi  tôt, 
mais  seulement  qu'on  les  chatouille.  Les  théâtres, 
les  jeux,  les  farces,  les  spectacles,  les  gladiateurs, 
les  bêtes  étranges,  les  médailles,  les  tableaux  et 
autres  telles  drogueries,  c'étaient  aux  peuples 
anciens  les  appâts  de  la  servitude,  le  prix  de  leur 
liberté,  les  outils  de  la  tyrannie.  Ce  moyen, 
cette  pratique,  ces  alléchements  avaient  les  an- 


82  DISCOURSDE 

ciens  tyrans,  pour  endormir  leurs  sujets  sous  le 
joug.  Ainsi  les  peuples,  assotis,  trouvent  beaux 
ces  passe-temps,  amusés  d'un  vain  plaisir,  qui 
leur  passait  devant  les  yeux,  s'accoutumaient 
à  servir  aussi  niaisement,  mais  plus  mal,  que  les 
petits  enfants  qui,  pour  voir  les  luisantes  images 
des  livres  enluminés,  apprennent  à  lire.  Les 
Romains  tyrans  s'avisèrent  encore  d'un  autre 
point  :  de  festoyer  souvent  les  dizaines  publiques, 
abusant  cette  canaille  comme  il  fallait,  qui  se 
laisse  aller,  plus  qu'à  toute  autre  chose,  au  plaisir 
de  la  bouche  :  le  plus  avisé  et  entendu  d'entre  eux 
n'eut  pas  quitté  son  esculée  de  soupe  pour  re- 
couvrer la  liberté  de  la  république  de  Platon. 
Les  tyrans  faisaient  largesse  d'un  quart  de  blé, 
d'un  sestier  de  vin  et  d'un  sesterce  ;  et  lors 
c'était  pitié  d'ouïr  crier  :  Vive  le  roi  !  Les  lour- 
dauds ne  s'avisaient  pas  qu'ils  ne  faisaient  que 
recouvrer  une  partie  du  leur,  et  que  cela  même 
qu'ils  recouvraient,  le  tyran  ne  leur  eut  pu  donner, 
si  devant  il  ne  l'avait  ôté  à  eux-mêmes.  Tel  eut 
amassé  aujourd'hui  le  sesterce,  et  se  fut  gorgé 
au  festin  public,  bénissant  Tibère  et  Néron, 
et  leur  belle  libéralité  qui,  le  lendemain,  étant 
contiaint  d'abandonner  ses  biens  à  leur  avarice, 
ses  enfants  à  la  luxure,  son  sang  même  à  la  cruauté 
de  ces  magnifiques  empereurs,  ne  disait  mot, 
non  plus  qu'une  pierre,  ne  remuait  non  plus 


LA     SERVITUDE    VOLONTAIRE         83 

qu'une  souche  (^).  Toujours  le  populaire  a  eu 
cela  :  il  est,  au  plaisir  qu'il  ne  peut  honnêtement 
recevoir,  tout  ouvert  et  dissolu,  et,  au  tort  et  à  la 
douleur  qu'il  ne  peut  honnêtement  souffrir, 
insensible.  Je  ne  vois  pas  maintenant  personne 
qui,  oyant  parler  de  Néron,  ne  tremble  même 
au  surnom  de  ce  vdlain  monstre,  de  cette  ordeet 
sale  peste  du  monde  ;  et  toutefois,  de  celui-là, 
de  ce  boutefeu,  de  ce  bourreau,  de  cette  bête 
sauvage,  on  peut  bien  dire  qu'après  sa  mort, 
aussi  vilaine  que  sa  vie,  le  noble  peuple  romain 
en  reçut  tel  déplaisir,  se  souvenant  de  ses  jeux 
et  de  ses  festins,  qu'il  fut  sur  le  point  d'en  porter 
le  deuil  ;  ainsi  l'a  écrit  Corneille  Tacite,  auteur 
bon  et  grave,  et  l'un  des  plus  certains.  Ce  qu'on 
ne  trouvera  pas  étrange,  vu  que  ce  peuple  là 
même  avait  fait  auparavant  à  la  mort  de  Jules 
César,  qui  donna  congé  aux  lois  et  à  la  liberté, 
auquel  personnage  il  n'y  eut,  ce  me  semble, 
rien  qui  vaille,  car  son  humanité  même,  que  l'on 
prêche  tant,  fut  plus  dommageable  que  la  cruauté 
du  plus  sauvage  tyran  qui  fut  oncques,  pour  ce 
qu'à  la  vérité  ce  fut  cette  sienne  venimeuse  dou- 
ceur qui,  envers  le  peuple  romain,  sucra  la  ser- 
.  vitude  ;  mais,  après  sa  mort,  ce  peuple-là,  qui 
avait  encore  en  la  bouche  ses  banquets  et  en 
l'esprit  la  souvenance  de  ses  prodigalités,  pour  lui 
faire  ses  honneurs  et  le  mettre  en  cendre,  amon- 

L.V    BOÉTIE  6 


84  DISCOURSDE 

celait  à  l'envi  les  bancs  de  la  place,  et  puis  lui 
éleva  une  colonne,  comme  au  Père  du  peuple 
(ainsi  le  portait  le  chapiteau),  et  lui  fit  plus  d'hon- 
neur, tout  mort  qu'il  était,  qu'il  n'en  devait  faire 
par  droit  à  homme  du  monde,  si  ce  n'était  par 
aventure  à  ceux  qui  l'avaient  tué.  Ils  n'oublièrent 
pas  aussi  cela,  les  empereurs  romains,  de  prendre 
communément  le  titre  de  tribun  du  peuple, 
tant  pour  que  ce  que  cet  office  était  tenu  pour 
saint  et  sacré  qu'aussi  il  était  établi  pour  la  défense 
et  protection  du  peuple,  et  sous  la  faveur  de  l'État. 
Par  ce  moyen,  ils  s'assuraient  que  le  peuple  se 
fierait  plus  d'eux,  comme  s'il  devait  en  ouïr 
le  nom,  et  non  pas  sentir  les  effets  au  contraire. 
Aujourd'hui  ne  font  pas  beaucoup  mieux  ceux 
qui  ne  font  guère  mal  aucun,  même  de  consé- 
quence, qu'ils  ne  passent  devant  quelque  joli 
propos  du  bien  public  et  soulagement  commun  : 
car  tu  sais  bien,  ô  Longa,  le  formulaire,  duquel  en 
quelques  endroits  ils  pourraient  user  assez  fine- 
ment ;  mais,  à  la  plupart,  certes,  il  n'y  peut  avoir 
de  finesse  là  où  il  y  a  tant  d'impudence.  Les  rois 
d'Assyrie,  et  encore  après  eux  ceux  de  Méde, 
ne  se  présentaient  en  public  que  le  plus  tard 
qu'ils  pouvaient,  pour  mettre  en  doute  ce  popu- 
las  s'ils  étaient  en  quelque  chose  plus  qu'hommes, 
et  laisser  en  cette  rêverie  les  gens  qui  font  volon- 
tiers les  Imaginatifs  aux  choses  desquelles  ils  ne 


LA    SERVITUDE    VOLONTAIRE         85 

peuvent  juger  de  vue.  Ainsi  tant  de  nations,  qui 
furent  assez  longtemps  sous  cet  empire  assyrien, 
avec  ce  mystère  s'accoutumaient  à  servir  et  ser- 
vaient plus  volontiers,  pour  ne  savoir  pas  quel 
maître  ils  avaient,  ni  à  grand 'peine  s'ils  en  avaient, 
et  craignaient  tous,  à  crédit,  un  que  personne 
jamais  n'avait  vu.  Les  premiers  rois  d'Egypte 
ne  se  montraient  guère,  qu'ils  ne  portassent 
tantôt  un  chat,  tantôt  une  branche,  tantôt  du 
feu  sur  la  tête  ;  et,  ce  faisant,  par  l'étrangeté  de  la 
chose  ils  donnaient  à  leurs  sujets  quelque  révé- 
rence et  admiration,  où,  aux  gens  qui  n'eussent 
été  trop  sots  ou  trop  asservis,  ils  n'eussent 
apprêté,  ce  m'est  avis,  sinon  passe-temps  et  risée. 
C'est  pitié  d'ouïr  parler  de  combien  de  choses 
les  tyrans  du  temps  passé  faisaient  leur  profit 
pour  fonder  leur  tyrannie  ;  de  combien  de  pe- 
tits moyens  ils  se  servaient,  ayant  de  tout  temps 
trouvé  ce  populas  fait  à  leur  poste,  auquel  il  ne 
savait  si  mal  tendre  filet  qu'ils  n'y  vinssent  prendre 
lequel  ils  ont  toujours  trompé  à  si  bon  marché 
qu'ils  ne  l'assujettissaient  jamais  tant  que  lors- 
qu'ils s'en  moquaient  le  plus. 

Que  dirai-je  d'une  autre  belle  bourde  que  les 
peuples  anciens  prindrent  pour  argent  comp- 
tant? Ils  crurent  fermement  que  le  gros  doigt 
de  Pyrrhe,  roi  des  Épirotes,  faisait  miracles  et 
guérissait  les  malades  de  la  rate  ;  ils  enrichirent 


86  DISCOURSDE 

encore  mieux  le  conte,  que  ce  doigt,  après  qu'on 
eut  brûlé  tout  le  corps  mort,  s'était  trouvé  entre 
les  cendres,  s 'étant  sauvé,  malgré  le  feu.  Toute- 
fois ainsi  le  peuple  sot  fait  lui-même  les  men- 
songes, pour  puis  après  les  croire.  Prou  de  gens 
l'ont  ainsi  écrit,  mais  de  façon  qu'il  est  bel  à  voir 
qu'ils  ont  amassé  cela  des  bruits  de  ville  et  du 
vain  parler  du  populas.  Vespasien,  revenant 
d'Assyrie  et  passant  à  Alexandrie  pour  aller  à 
Rome,  s'emparer  de  l'empire,  fit  merveilles  : 
il  addressait  les  boiteux,  il  rendait  clairvoyants 
les  aveugles,  et  tout  plein  d'autres  belles  choses 
auxquelles  qui  ne  pouvait  voir  la  faute  qu'il  y 
avait,  il  était  à  mon  avis  plus  aveugle  que  ceux 
qu'il  guérissait.  Les  tyrans  même  trouvaient 
bien  étrange  que  les  hommes  pussent  endurer 
un  homme  leur  faisant  mal  ;  ils  voulaient  fort 
se  mettre  la  religion  devant  pour  gardecorps,  et, 
s'il  était  possible,  emprunter  quelque  échantillon 
de  la  divinité  pour  le  maintien  de  leur  méchante 
vie.  Donc  Salmonée,  si  l'on  croit  à  la  sibylle  de 
Virgile  en  son  enfer,  pour  s'être  ainsi  moquée 
des  gens  et  avoir  voulu  faire  du  Jupiter,  en  rend 
maintenant  compte,  et  elle  le  vit  en  l'arrière-enfer. 

Souffrant  cruels  tourments,  pour  vouloir  imiter 

Les  tonnerres  du  ciel,  et  feux  de  Jupiter, 

Dessus   quatre   coursiers,   celui   allait,   branlant, 

Haut  monté,  dans  son  poing  un  grand  flambeau  brillant. 

Par  les  peuples  grégeois  et  dans  le  plein  marché, 


LA    SERVITUDE    VOLONTAIRE         87 

Dans  la  ville  d'ÉIide  haut  il  avait  marché 

Et  faisant  sa  bravade  ainsi  entreprenait 

Sur  l'honneur  qui,  sans  plus,  aux  dieux  appartenait. 

L'insensé,   qui  l'orage  et  foudre  inimitable 

Contrefaisait,   d'airain,   et  d'un   cours   effroyable 

De  chevaux  cornepicds,  le  Père  tout  puissant  ; 

Lequel,  bientôt  après,  ce  grand  mal  punissant. 

Lança,  non  un  flambeau,  non  pas  une  lumière 

D'une  torche  de  cire,  avecque  sa  fumièrc, 

Et  de  ce  rude  coup  d'une  horrible  tempête, 

Il  le  porta  à  bas,  les  pieds  par-dessus  tête  (i). 

Si  celui  qui  ne  faisait  que  le  sot  est  à  cette 
heure  bien  traité  là-bas,  je  crois  que  ceux  qui 
ont  abusé  de  la  religion,  pour  être  méchants, 
s'y  trouvent  encore  à  meilleures  enseignes. 

Les  nôtres  semèrent  en  France  je  ne  sais  quoi 
de  tel,  des  crapauds,  des  fleurs  de  Us,  l'ampoule  et 
l'oriflamme.  Ce  que  de  ma  part,  comment  qu'il  en 
soit,  je  ne  veux  pas  mécroire,  puisque  nous 
ni  nos  ancêtres  n'avons  eu  jusqu'ici  aucune  oc- 
casion de  l'avoir  mécru,  ayant  toujours  eu  des 
rois  si  bons  en  la  paix  et  si  vaillants  en  la  guerre, 
qu'encore  qu'ils  naissent  rois,  il  semble  qu'ils 
ont  été  non  pas  faits  comme  les  autres  par  la 
nature,  mais  choisis  par  le  Dieu  tout-puissant, 
avant  que  naître,  pour  le  gouvernement  et  la 
conservation  de  ce  royaume  ;  et  encore,  quand 
cela  n'y  serait  pas,  si  ne  voudrais-je  pas  pour  cela 
entrer  en  lice  pour  débattre  la  vérité  de  nos  his- 
toires, ni  les  éplucker  si  privément,  pour  ne 
tollir  ce  bel  ébat,  où  se  pourra  fort  escrimer  notre 


DISCOURS     DE 


poésie  française,  maintenant  non  pas.  accoutrée, 
mais,  comme  il  semble,  faite  toute  à  neuf  par 
notre  Ronsard,  notre  Baïf,  notre  du  Bellay,  qui 
en  cela  avancent  bien  tant  notre  langue,  que  j'ose 
espérer  que  bientôt  les  Grecs  ni  les  Latins 
n'auront  guère,  pour  ce  regard,  devant  nous, 
sinon,  possible,  le  droit  d'aînesse.  Et  certes  je 
ferais  grand  tort  à  notre  rime,  car  j'use  volontiers 
de  ce  mot,  et  il  ne  me  déplaît  point  pour  ce  qu'en- 
core que  plusieurs  l'eussent  rendue  mécanique, 
toutefois  je  vois  assez  de  gens  qui  sont  à  même 
pour  la  rennoblir  et  lui  rendre  son  premier  hon- 
neur ;  mais  je  lui  ferais,  dis-je,  grand  tort  de  lui 
ôter  maintenant  ces  beaux  contes  du  roi  Clovis, 
auxquels  déjà  je  vois,  ce  me  semble,  combien 
plaisamment,  combien  à  son  aise  s'y  égayera  la 
veine  de  notre  Ronsard,  en  sa  Franciade  (^).  J'en- 
tends la  portée,  je  connais  l'esprit  aigu,  je  sais  la 
grâce  de  l'homme  :  il  fera  ses  besognes  de  l'ori- 
flamb  aussi  bien  que  les  Romains  de  leurs  an- 
cilles 

et  les  boucliers  du  ciel  en  bas  jettes, 

ce  dit  Virgile  ;  il  ménagera  notre  ampoule  aussi 
bien  que  les  Athéniens  le  panier  d'Erichtone  (^)  ;  il 
fera  parler  de  nos  armes  aussi  bien  qu'eux  de  leur 
olive  qu'ils  maintiennent  être  encore  en  la  tour 
de  Minerve.  Certes  je  serais  outrageux  de  vou- 


LA    SERVITUDE    VOLONTAIRE         89 

loir  démentir  nos  livres  et  de  courir  ainsi  sur  les 
erres  de  nos  poètes.  Mais  pour  retourner  d'où, 
je  ne  sais  comment,  j'avais  détourné  le  fil  de 
mon  propos,  il  n'a  jamais  été  que  les  tyrans, 
pour  s'assurer,  ne  se  soient  efforcés  d'accoutu- 
mer le  peuple  envers  eux,  non  seulement  à 
obéissance  et  servitude,  mais  encore  à  dévotion. 
Donc  ce  que  j'ai  dit  jusques  ici,  qui  apprend  les 
gens  à  servir  plus  volontiers,  ne  sert  guère  aux 
t}Tans  que  pour  le  menu  et  grossier  peuple. 

JVIais  maintenant  je  viens  à  un  point,  lequel  est 
à  mon  avis  le  ressort  et  le  secret  de  la  domination, 
le  soutien  et  fondement  de  la  tyrannie.  Qui  pense 
que  les  hallebardes,  les  gardes  et  l'assiette  du  guet 
garde  les  tyrans,  à  mon  jugement  se  trompe 
fort  ;  et  s'en  aident-ils,  comme  je  crois,  plus  pour 
la  formalité  et  épouvantail  que  pour  fiance  qu'ils 
y  aient.  Les  archers  gardent  d'entrer  au  palais  les 
mal  habillés  qui  n'ont  nul  moyen,  non  pas  les  bien 
armés  qui  peuvent  faire  quelque  entreprise  (^). 
Certes,  des  empereurs  romains  il  est  aisé  à  compter 
qu'il  n'y  en  a  pas  eu  tant  qui  aient  échappé 
quelque  danger  par  le  secours  de  leurs  gardes, 
comme  de  ceux  qui  ont  été  tués  par  leurs  archers 
mêmes.  Ce  ne  sont  pas  les  bandes  des  gens  à 
cheval,  ce  ne  sont  pas  les  compagnies  des  gens  de 
pied,  ce  ne  sont  pas  les  armes  qui  défendent  le 
tyran.  On  ne  le  croira  pas  du  premier  coup, 


90  DISCOURSDE 

mais  certes  il  est  vrai  :  ce  sont  toujours  quatre 
ou  cinq  qui  maintiennent  le  tyran,  quatre  ou 
cinq  qui  tiennent  tout  le  pays  en  servage.  Tou- 
jours il  a  été  que  cinq  ou  six  ont  eu  l'oreille  du 
tyran,  et  s'y  sont  approchés  d'eux-mêmes,  ou  bien 
ont  été  appelés  par  lui,  pour  être  les  complices 
de  ses  cruautés,  les  compagnons  de  ses  plaisirs, 
les  maquereaux  de  ses  voluptés,  et  communs 
aux  biens  de  ses  pilleries.  Ces  six  adressent  si 
bien  leur  chef,  qu'il  faut,  pour  la  société,  qu'il 
soit  méchant,  non  pas  seulement  par  ses  méchan- 
cetés, mais  encore  des  leurs.  Ces  six  ont  six  cents 
qui  profitent  sous  eux,  et  font  de  leurs  six  cents 
ce  que  les  six  font  au  tyran.  Ces  six  cents  en 
tiennent  sous  eux  six  mille,  qu'ils  ont  élevé  en 
état,  auxquels  ils  font  donner  ou  le  gouvernement 
des  provinces,  ou  le  maniement  des  deniers, 
afin  qu'ils  tiennent  la  main  à  leur  avarice  et 
cruauté  et  qu'ils  l'exécutent  quand  il  sera  temps, 
et  fassent  tant  de  maux  d'ailleurs  qu'ils  ne 
puissent  durer  que  sous  leur  ombre,  ni  s'exempter 
que  par  leur  moyen  des  lois  et  de  la  peine. 
Grande  est  la  suite  qui  vient  après  cela,  et  qui 
voudra  s'amuser  à  dévider  ce  filet,  il  verra  que, 
non  pas  les  six  mille,  mais  les  cent  mille,  mais  les 
millions,  par  cette  corde,  se  tiennent  au  tyran, 
s'aident  d'icelle  comme,  en  Homère,  Jupiter  qui 
se  vante,  s'il  tire  la  chaîne,  d'emmener  vers  soi 


LA    SERVITUDE    VOLONTAIRE         9I 

tous  les  dieux.  De  là  venait  la  crue  du  Sénat 
sous  Jules,  l'établissement  de  nouveaux  États, 
érection  d'offices  ;  non  pas  certes  à  le  bien  prendre, 
réformation  de  la  justice,  mais  nouveaux  soutiens 
de  la  tyrannie.  En  somme  que  l'on  en  vient 
là,  par  les  faveurs  ou  sous-faveurs,  les  gains  ou 
regains  qu'on  a  avec  les  tyrans,  qu'il  se  trouve 
enfin  quasi  autant  de  gens  auxquels  la  tyrannie 
semble  être  profitable,  comme  de  ceux  à  qui  la 
liberté  serait  agréable.  Tout  ainsi  que  les  méde- 
cins disent  qu'en  notre  corps,  s'il  y  a  quelque 
chose  de  gâté,  dès  lors  qu'en  autre  endroit  il 
s'y  bouge  rien,  il  se  vient  aussitôt  rendre  vers 
cette  partie  véreuse  :  pareillement,  dès  lors 
qu'un  roi  s'est  déclaré  tyran,  tout  le  mauvais, 
toute  la  lie  du  royaume,  je  ne  dis  pas  un  tas  de 
larroneaux  et  essorillés,  qui  ne  peuvent  guère 
en  une  république  faire  mal  ni  bien,  mais  ceux 
qui  sont  tâchés  d'une  ardente  ambition  et  d'une 
notable  avarice,  s'amassent  autour  de  lui  et  le 
soutiennent  pour  avoir  part  au  butin,  et  être, 
sous  le  grand  tyran,  tyranneaux  eux-mêmes. 
Ainsi  font  les  grands  voleurs  et  les  fameux  cor- 
saires :  les  uns  découvrent  le  pays,  les  autres 
chevalent  les  voyageurs  ;  les  uns  sont  en  embûche, 
les  autres  au  guet  ;  les  autres  massacrent,  les 
autres  dépouillent,  et  encore  qu'il  y  ait  entre 
eux  des  prééminences,    et  que  les  uns  ne  soient 


92  DISCOURSDE 

que  valets,  les  autres  chefs  de  l'assemblée,  si  n'y 
en  a-il  à  la  fin  pas  un  qui  ne  se  sente  sinon  du 
principal  butin,  au  moins  de  la  recherche. 
On  dit  bien  que  les  pirates  siciliens  ne  s'assem- 
blèrent pas  seulement  en  si  grand  nombre,  qu'il 
fallut  envoyer  contre  eux  Pompée  le  grand  ; 
mais  encore  tirèrent  à  leur  alliance  plusieurs 
belles  villes  et  grandes  cités  aux  havres  desquelles 
ils  se  mettaient  en  sûreté,  revenant  des  courses, 
et  pour  récompense,  leur  baillaient  quelque 
profit  du  recélement  de  leur  pillage. 
.  Ainsi  le  tyran  asservit  les  sujets  les  uns  par 
le  moyen  des  autres,  et  est  gardé  par  ceux  des- 
quels, s'ils  valaient  rien,  il  se  devrait  garder  ; 
et,  comme  on  dit,  pour  fendre  du  bois  il  fait 
des  coins  du  bois  même.  Voilà  ses  archers,  voilà 
ses  gardes,  voilà  ses  hallebardiers  ;  non  pas 
qu'eux-mêmes  ne  souffrent  quelquefois  de  lui, 
mais  ces  perdus  et  abandonnés  de  Dieu  et  des 
hommes  sont  contents  d'endurer  du  mal  pour 
en  faire,  non  pas  à  celui  qui  leur  en  fait,  mais 
à  ceux  qui  en  endurent  comme  eux,  et  qui  n'en 
peuvent  mais.  Toutefois,  voyant  ces  gens-là,  qui 
nacquetent  (^)  le  tyran  pour  faire  leurs  besognes 
de  sa  tyrannie  et  de  la  servitude  du  peuple,  il  me 
prend  souvent  ébahissement  de  leur  méchanceté, 
et  quelquefois  pitié  de  leur  sottise  :  car,  à  dire 
vrai,  qu'est-ce  autre  chose  de  s'approcher  du 


LA    SERVITUDE    VOLONTAIRE         93 

tyran  que  se  tirer  plus  arrière  de  sa  liberté,  et 
par  manière  de  dire  serrer  à  deux  mains  et  em- 
brasser la  servitude  ?  Qu'ils  mettent  un  petit 
à  part  leur  ambition  et  qu'ils  se  déchargent  un 
peu  de  leur  avarice,  et  puis  qu'ils  se  regardent 
eux-mêmes  et  qu'ils  se  recormaissent,  tt  ils 
verront  clairement  que  les  villageois,  les  paysans, 
lesquels  tant  qu'ils  peuvent  ils  foulent  aux 
pieds,  et  en  font  pis  que  de  forçats  ou  esclaves, 
ils  verront,  dis-je,  que  ceux-là,  ainsi  malmenés, 
sont  toutefois,  au  prix  d'eux,  fortunés  et  aucune- 
ment libres.  Le  laboureur  et  l'artisan,  pour  tant 
qu'ils  soient  asservis,  en  sont  quittes  en  faisant 
ce  qu'ils  ont  dit  ;  mais  le  tyran  voit  les  autres 
qui  sont  près  de  lui,  coquinant  et  mendiant  sa 
faveur  :  il  ne  faut  pas  seulement  qu'ils  fassent 
ce  qu'il  dit,  mais  qu'ils  pensent  ce  qu'il  veut, 
et  souvent,  pour  lui  satisfaire,  qu'Us  préviennent 
encore  ses  pensées.  Ce  n'est  pas  tout  à  eux  que 
de  lui  obéir,  il  faut  encore  lui  complaire  ;  il  faut 
qu'ils  se  rompent,  qu'ils  se  tourmentent,  qu'ils 
se  tuent  à  travailler  en  ses  affaires  et  puis  qu'ils 
se  plaisent  de  son  plaisir,  qu'ils  laissent  leur  goût 
pour  le  sien,  qu'ils  forcent  leur  complexion» 
qu'ils  dépouillent  leur  naturel  ;  il  faut  qu'ils 
se  prennent  garde  à  ses  paroles,  à  sa  voix,  à  ses 
signes  et  à  ses  yeux  ;  qu'ils  n'aient  ni  œU,  ni  pied, 
ni  main,  que  tout  ne  soit  au  guet  pour  épier  ses 


94  DISCOURSDE 

volontés  et  pour  découvrir  ses  pensées.  Cela 
est-ce  vivre  heureusement  ?  cela  s'app2lle-il 
vivre  ?  est-il  au  monde  rien  moins  supportable 
que  cela,  je  ne  dis  pas  à  un  homme  de  cœur, 
je  ne  dis  pas  à  un  bien  né,  mais  seulement  à 
un  qui  ait  le  sens  commun,  ou,  sans  plus,  la 
face  d'homme  ?  Quelle  condition  est  plus  misé- 
rable que  de  vivre  ainsi,  qu'on  n'aie  rien  à  soi, 
tenant  d'autrui  son  aise,  sa  liberté,  son  corps 
et  sa  vie  ? 

Mais  ils  veulent  servir  pour  avoir  des  biens  : 
comme  s'ils  pouvaient  rien  gagner  qui  fût  à  eux, 
puisqu'ils  ne  peuvent  pas  dire  de  soi  qu'ils  soient 
à  eux-mêmes  ;  et  comme  si  aucun  pouvait  avoir 
rien  de  propre  sous  un  tyran,  ils  veulent  faire 
que  les  biens  soient  à  eux,  et  ne  se  souviennent 
pas  que  ce  sont  eux  qui  lui  donnent  la  force 
pour  ôter  tout  à  tous,  et  ne  laisser  rien  qu'on 
puisse  dire  être  à  personne.  Ils  voient  que  rien 
ne  rend  les  hommes  sujets  à  sa  cruauté  que  les 
biens  ;  qu'il  n'y  a  aucun  crime  envers  lui  digne 
de  mort  que  le  dequoi  ;  qu'il  n'?ime  que  les  ri- 
chesses et  ne  défait  que  les  riches,  et  ils  se  viennent 
présenter,  comme  devant  le  boucher,  pour  s'y 
offrir  ainsi  pleins  et  refaits  et  lui  en  faire  envie. 
Ses  favoris  ne  se  doivent  pas  tant  souvenir  de 
ceux  qui  ont  gagné  autour  des  tyrans  beaucoup 
de  biens  comme  de  ceux  qui,  ayant  quelque  temps 


LA     SERVITUDE     VOLONTAIRE  95 

amassé,  puis  après  y  ont  perdu  et  les  biens  et 
les  \'ies  ;  il  ne  leur  doit  pas  tant  venir  en  l'esprit 
combien  d'autres  y  ont  gagné  de  richesses, 
mais  combien  peu  de  ceux-là  les  ont  gardées. 
Qu'on  découvre  toutes  les  anciennes  histoires, 
qu'on  regarde  celles  de  notre  souvenance,  et 
on  verra  tout  à  plein  combien  est  grand  le  nombre 
de  ceux  qui,  ayant  gagné  par  mauvais  moyens 
l'oreille  des  princes,  ayant  ou  employé  leur 
mauvaistié  ou  abusé  de  leur  simplesse,  à  la  fin 
par  ceux-là  mêmes  ont  été  anéantis  et  autant 
qu'ils  y  avaient  trouvé  de  facilité  pour  les  élever, 
autant  y  ont-ils  connu  puis  après  d'inconstance 
pour  les  abattre.  Certainement  en  si  grand  nombre 
de  gens  qui  se  sont  trouvés  jamais  près  de  tant 
de  mauvais  rois,  il  en  a  été  peu,  ou  comme  point, 
qui  n'aient  essayé  quelquefois  en  eux-mêmes 
la  cruauté  du  tyran  qu'ils  avaient  devant  attisée 
contre  les  autres  :  le  plus  souvent  s'étant  enrichis, 
sous  l'ombre  de  sa  faveur,  des  dépouilles  d 'au- 
trui, ils  l'ont  à  la  fin  eux-mêmes  enrichi  de  leurs 
dépouilles. 

Les  gens  de  bien  mêmes,  si  toutefois  il  s'en 
trouve  quelqu'un  aimé  du  tyran,  tant  soient-ils 
avant  en  sa  grâce,  tant  reluise  en  eux  la  vertu 
et  intégrité,  qui  voire  aux  plus  méchants  donne 
quelque  révérence  de  soi  quand  on  la  voit  de 
près,  mais  les  gens  de  bien,  dis-je,  n'y  sauraient 


96  DISCOURSDE 

durer,  et  faut  qu'ils  se  sentent  du  mal  commun, 
et  qu'à  leurs  dépens  ils  éprouvent  la  tyrannie. 
Un  Sénèque,  un  Burre,  un  Trasée,  cette  terne 
de  gens  de  bien,  desquels  même  les  deux  leur 
mâle  fortune  approcha  du  tyran  et  leur  mit  en 
main  le  maniement  de  ses  affaires,  tous  deux 
estimés  de  lui,  tous  deux  chéris,  et  encore  l'un 
l'avait  nourri  et  avait  pour  gages  de  son  amitié 
la  nourriture  de  son  enfance  ;  mais  ces  trois-là 
sont  suffisants  témoins  par  leur  cruelle  mort, 
combien  il  y  a  peu  d'assurance  en  la  faveur 
d'un  mauvais  maître  ;  et,  à  la  vérité,  quelle  amitié 
peut-on  espérer  de  celui  qui  a  bien  le  cœur  si 
dur  que  d'haïr  son  royaume,  qui  ne  fait  que  lui 
obéir,  et  lequel,  pour  ne  se  savoir  pas  encore 
aimer,  s'appauvrit  lui-même  et  détruit  son 
empire  ? 

Or,  si  l'on  veut  dire  que  ceuix-là  pour  avoir 
bien  vécu  sont  tombés  en  ces  inconvénients, 
qu'on  regarde  hardiment  autour  de  celui-là 
même,  et  on  verra  que  ceux  qui  vindrent  en  sa 
grâce  et  s'y  maintindrent  par  mauvais  moyens 
ne  furent  pas  de  plus  longue  durée.  Qui  a  ouï 
parler  d'amour  si  abandonnée,  d'affection  si 
opiniâtre  ?  qui  a  jamais  lu  d'homme  si  obstiné- 
ment acharné  envers  femme  que  celui-là  envers 
Popée  ?  Or,  fut-elle  après  empoisonnée  par  lui- 
même.  Agrippine,  sa  mère,  avait  tué  son  mari 


LA     SERVITUDE     VOLONTAIRE         97 

Claude,  pour  lui  faire  place  à  l'empire  ;  pour 
l'obliger,  elle  n'avait  jamais  fait  difficulté  de  rien 
faire  ni  de  souffrir  :  donc  son  fils  même,  son 
nourrisson,  son  empereur  fait  de  sa  main,  après 
l'avoir  souvent  faillie,  enfin  lui  ôta  la  vie; 
il  n'y  eut  lors  personne  qui  ne  dit  qu'elle  avait 
trop  bien  mérité  cette  punition,  si  c'eut  été  par 
les  mains  de  tout  autre  que  de  celui  à  qui  elle 
l'avait  baillée.  Qui  fut  onc  plus  aisé  à  manier, 
plus  simple,  pour  le  dire  mieux,  plus  vrai  niais 
que  Claude  l'empereur?  Qui  fut  onc  plus  coiffé 
que  femme  que  lui  de  Messaline  ?  Il  la  mit  enfin 
entre  les  mains  du  bourreau.  La  simplesse 
demeure  toujours  aux  tyrans,  s'ils  en  ont,  à  ne 
savoir  bien  faire,  mais  je  ne  sais  comment  à  la 
fin,  pour  user  de  cruauté,  même  envers  ceux  qui 
leur  sont  près,  si  peu  qu'ils  ont  d'esprit,  cela 
même  s'éveille.  Assez  commun  est  le  beau  mot 
de  cet  autre  qui,  voyant  là  gorge  de  sa  femme 
découverte,  laquelle  il  aimait  le  plus,  et  sans  la- 
quelle il  semblait  qu'il  n'eut  su  vivre,  il  la  caressa 
de  cette  belle  parole  :  «  Ce  beau  col  sera  tantôt 
coupé,  si  je  le  commande.  »  Voilà  pourquoi  la 
■  plupart  des  tyrans  anciens  étaient  communément 
tués  par  leurs  plus  favoris,  qui,  ayant  connu  la 
nature  de  la  tyrannie,  ne  se  pouvaient  tant 
assurer  de  la  volonté  du  tyran  comme  ils  se  dé- 
fiaient de  sa  puissance.  Ainsi  fut  tué  Doraitien 


98  DISCOURSDE 

par  Etienne,  Commode  par  une  de  ses  amies 
mêmes,  Antonin  par  Macrin,  et  de  même  quasi 
tous  les  autres  (^). 

C'est  cela  que  certainement  le  tyran  n'est 
jamais  aimé  ni  n'aime.  L'amitié,  c'est  un  nom 
sacré,  c'est  une  chose  sainte  ;  elle  ne  se  met  ja- 
mais qu'entre  gens  de  bien,  et  ne  se  prend  que 
par  une  mutuelle  estime  ;  elle  s'entretient  non 
tant  par  bienfaits  que  par  la  bonne  vie.  Ce  qui 
rend  un  ami  assuré  de  l'autre,  c'est  la  connais- 
sance qu'il  a  de  son  intégrité  :  les  répondants 
qu'il  en  a,  c'est  son  bon  naturel,  la  foi  et  la  cons- 
tance. Il  n'y  peut  avoir  d'amitié  là  où  est  la  cruauté, 
là  où  est  la  déloyauté,  là  où  est  l'injustice  ;  et 
entre  les  méchants,  quand  ils  s'assemblent, 
c'est  un  complot,  non  pas  une  compagnie  ; 
ils  ne  s 'entraiment  pas,  mais  ils  s 'entrecraignent  ; 
ils  ne  sont  pas  amis,  mais  ils  sont  complices. 

Or,  quand  bien  cela  n'empêcherait  point, 
encore  serait-il  malaisé  de  trouver  en  un  tyran 
un  amour  assuré,  parce  qu'étant  au-dessus  de 
tous,  et  n'ayant  point  de  compagnon,  il  est  déjà 
au  delà  des  bornes  de  l'amitié,  qui  a  son  vrai 
gibier  en  l'équalité,  qui  ne  veut  jamais  clocher, 
ainsi  est  toujours  égale.  Voilà  pourquoi  il  y  a 
bien  entre  les  voleurs  (ce  dit-on)  quelque  foi 
au  par.tage  du  butin,  pour  ce  qu'ils  sont  pairs 
et  compagnons,  et  s'ils  ne  s 'entrai  ment,  au  moins 


I 


LA     SERVITUDE     VOLONTAIRE  99 

ils  S 'entrecraignent  et  ne  veulent  pas,  en  se  désu- 
nissant, rendre  leur  force  moindre  ;  mais  du 
tjTan,  ceux  qui  sont  ses  favoris  n'en  peuvent 
avoir  jamais  aucune  assurance,  de  tant  qu'il  a 
appris  d'eux-mêmes  qu'il  peut  tout,  et  qu'il 
n'y  a  droit  ni  devoir  aucun  qui  l'oblige,  faisant 
son  état  de  compter  sa  volonté  pour  raison, 
et  n'avoir  compagnon  aucun,  mais  d'être  de  tous 
maître.  Donc  n'est-ce  pas  grande  pitié  que, 
voyant  tant  d'exemples  apparents,  voyant  le 
danger  si  présent,  personne  ne  se  veuille  faire 
sage  aux  dépens  d'autnii,  et  que,  de  tant  de  gens 
s'approchant  si  volontiers  des  tjrans,  qu'il  n'y 
pas  un  qui  ait  l'avisement  et  la  hardiesse  de  leur 
dire  ce  que  dit,  comme  porte  le  conte,  le  renard 
au  lion  qui  faisait  le  malade  :  «  Je  t'irais  voir  en 
ta  tanière  ;  mais  je  vois  bien  assez  de  traces  de 
bêtes  qui  vont  en  avant  vers  toi,  mais  qui  re- 
viennent en  arrière  je  n'en  vois  pas  une.  » 

Ces  misérables  voient  reluire  les  trésors  du 
tyran  et  regardent  tout  ébahis  les  rayons  de  sa 
braveté  ;  et,  alléchés  de  cette  clarté,  ils  s'appro- 
chent, et  ne  voient  pas  qu'ils  se  mettent  dans  la 
flamme  qui  ne  peut  faillir  de  les  consommer  : 
ainsi  le  satyre  indiscret  (comme  disent  les  fables 
anciennes),  voyant  éclairer  le  feu  trouvé  par 
Prométhée,  le  trouva  si  beau  qu'il  l'alla  baiser 
et  se  brûla  ;  ainsi  le  papillon  qui,  espérant  jouir 

LA     BOÉTIE  7 


100  DISCOURS    DE 

de  quelque  plaisir,  se  met  dans  le  feu,  pour  ce 
qu'il  reluit,  il  éprouve  l'autre  vertu,  celle  qui 
brûle,  comme  dit  le  poète  toscan  (^).  Mais  encore, 
mettons  que  ces  mignons  échappent  les  mains 
de  celui  qu'ils  servent,  ils  ne  se  sauvent  jamais 
du  roi  qui  vient  après  :  s'il  est  bon,  il  faut  rendre 
compte  et  reconnaître  au  moins  lors  la  raison  ; 
s'il  est  mauvais  et  pareil  à  leur  maître,  il  ne  sera 
pas  qu'il  n'ait  aussi  bien  ses  favoris,  lesquels 
aucunement  ne  sont  pas  contents  d'avoir  à  leur 
tour  la  place  des  autres,  s'ils  n'ont  encore  le 
plus  souvent  et  les  biens  et  les  vies.  Se  peut-il 
donc  faire  qu'il  se  trouve  aucun  qui,  en  si  grand 
péril  et  avec  si  peu  d'assurance,  veuille  prendre 
cette  malheureuse  place,  de  servir  en  si  grande 
peine  un  si  dangereux  maître  ?  Quelle  peine, 
quel  martyre  est-ce,  vrai  Dieu  ?  Être  nuit  et  jour 
après  pour  songer  de  plaire  à  un,  et  néanmoins 
se  craindre  de  lui  plus  que  d'homme  du  monde  ; 
avoir  toujours  l'œil  au  guet,  l'oreille  aux  écoutes, 
pour  épier  d'où  viendra  le  coup,  pour  découvrir 
les  embûches,  pour  sentir  la  ruine  de  ses  com- 
pagnons, pour  aviser  qui  le  trahit,  rire  à  chacun 
et  néanmoins  se  craindre  de  tous,  n'avoir  aucun 
ni  ennemi  ouvert  ni  ami  assuré  ;  ayant  toujours  le 
visage  riant  et  le  cœur  transi,  ne  pouvoir  être 
joyeux,  et  n'oser  être  triste  ! 

Mais  c'est  plaisir  de  considérer  qu'est-ce  qui 


LA      SERVITUDE     VOLONTAIRE       lOI 

leur  revient  de  ce  grand  tourment,  et  le  bien 
qu'ils  peuvent  attendre  de  leur  peine  de  leur 
misérable  vie.  Volontiers  le  peuple,  du  mal  qu'il 
souflEre,  n'en  accuse  point  le  tyran,  mais  ceux 
qui  le  gouvernent  :  ceux-là,  les  peuples,  les  na- 
tions, tout  le  monde  à  l'envi,  jusqu'aux  paysans, 
jusqu'aux  laboureurs,  ils  savent  leur  nom,  ils 
déchiffrent  leurs  vices,  ils  amassent  sur  eux 
mille  outrages,  mille  vilenies,  mille  maudissons  ; 
toutes  leurs  oraisons,  tous  leurs  vœux  sont  contre 
ceux-là  ;  tous  les  malheurs,  toutes  les  pestes, 
toutes  leurs  famines,  ils  les  leur  reprochent  ; 
et  si  quelquefois  ils  leur  font  par  apparence 
quelque  honneur  lors  même  qu'ils  les  mau- 
gréent en  leur  cœur,  et  les  ont  en  horreur  plus 
étrange  que  les  bêtes  sauvages.  Voilà  la  gloire, 
voilà  l'honneur  qu'ils  reçoivent  de  leur  service 
■  envers  les  gens,  desquels,  quand  chacun  aurait 
une  pièce  de  leur  corps,  ils  ne  seraient  pas  encore, 
ce  leur  semble,  assez  satisfaits  ni  à-demi  saoulés 
de  leur  peine  ;  mais  certes,  encore  après  qu'ils 
sont  morts,  ceux  qui  viennent  après  ne  sont 
jamais  si  paresseux  que  le  nom  de  ces  mange- 
peuples  ne  soit  noirci  de  l'encre  de  mille  plumes, 
et  leur  réputation  déchirée  dans  mille  livres, 
et  les  os  mêmes,  par  manière  de  dire,  traînés 
par  la  postérité,  les  punissant,  encore  après  leur 
mort,  de  leur  méchante  vie  (^). 


I02        LA    SERVITUDE     VOLONTAIRE 

Apprenons  donc  quelquefois,  apprenons  à 
bien  faire  ;  levons  les  yeux  vers  le  ciel,  ou  pour 
notre  honneur,  ou  pour  l'amour  même  de  la  vertu, 
ou  certes,  à  parler  à  bon  escient,  pour  l'amour 
et  honneur  de  Dieu  tout-puissant,  qui  est  assuré 
témoin  de  nos  faits  et  juste  juge  de  nos  fautes. 
De  ma  part,  je  pense  bien,  et  ne  suis  pas  trompé, 
puisqu'il  n'est  rien  si  contraire  à  Dieu,  tout 
libéral  et  débonnaire,  que  la  tyrannie,  qu'il 
réserve  là-bas  à  part  pour  les  tyrans  et  leurs 
complices  quelque  peine  particulière  {^). 


MÉMOIRE  INÉDIT 

TOUCHANT  L'ÉDIT  DE  JANVIER  1562 


LE  SUJET  de  la  délibération  est  la  pacifi- 
cation des  troubles.  Il  faut  donc  entendre 
premièrement  en  quel  état  est  à  présent 
le  mal  que  l'on  veut  guérir  ;  après,  reconnaître 
l'origine  et  la  source  pour  savoir  comment  il  est 
né,  comme  il  s'est  nourri  et  a  pris  accroissement. 
Si  on  doit  trouver  quelque  remède,  il  se  verra 
plus  à  clair,  après  avoir  considéré  ces  deux  choses. 
Tout  le  mal  est  la  diversité  de  religion,  qui  a 
passé  si  avant,  qu'un  même  peuple,  vivant  sous 
même  prince,  s'est  clairement  divisé  en  deux 
parts,  et  ne  faut  douter  que  ceux  d'un  côté 
n'estiment  leurs  adversaires  ceux  qui  sont  de 
l'autre.  Non  seulement  les  opinions  sont  diffé- 
rentes, mais  déjà  ont  diverses  églises,  divers  chefs, 
contraires  observations,  divers  ordres,  contraire 
police  en  religion  :  bref,  pour  ce  regard,  aucune- 
ment deux  diverses  républiques  opposées  de 
front  l'une  à  l'autre. 

De  ce  mal  en  sortent  deux  autres  :  l'un  est 


104  MÉMOIRE    TOUCHANT 

une  haine  et  malveillance  quasi  universelle 
entre  les  sujets  du  Roi,  laquelle  en  quelques 
endroits  se  nourrit  plus  secrètement,  en  autres  se 
déclare  plus  ouvertement,  mais  partout  elle 
produit  assez  de  tristes  effets. 

L'autre  est  que  peu  à  peu  le  peuple  s'accou- 
tume à  une  irrévérence  envers  le  magistrat,  et, 
avec  le  temps,  apprend  à  désobéir  volontiers,  et 
se  laisse  mener  aux  appâts  de  la  liberté,  ou  plutôt 
licence,  qui  est  la  plus  douce  et  friande  poison 
du  monde.  Cela  se  fait  pour  ce  que  le  populaire, 
ayant  connu  qu'il  n'est  tenu  d'obéir  à  son  prince 
naturel  en  ce  qui  concerne  la  religion,  fait  mal 
son  profit  de  cette  règle,  qui,  de  soi,  n'est  point 
mauvaise,  et  en  tire  une  fausse  conséquence 
qu'il  ne  faut  obéir  aux  supérieurs  qu'aux  choses 
bonnes  d'elles-mêmes,  et  après  s'attribue  le 
jugement  de  ce  qui  est  bon  ou  mauvais,  et  enfin 
se  rend  à  cela  de  n'avoir  autre  loi  que  sa  cons- 
cience, c'est-à-dire,  en  la  plus  grande  part, 
la  persuation  de  leur  esprit  et  leurs  fantaisies, 
et  quelquefois  tout  ce  qu'ils  veulent  ;  car  comme 
il  n'est  rien  plus  juste  ni  plus  conforme  aux  loix 
que  la  conscience  d'un  homme  religieux,  et  crai- 
gnant Dieu,  et  pourvu  de  probité  et  de  prudence, 
ainsi  il  n'est  rien  plus  fol,  plus  vain  et  plus  mons- 
trueux que  la  conscience  et  superstition  de  la 
multitude  indiscrète. 


l'édit  de  janvier   1562     105 

La  désobéissance  au  magistrat  vient  aussi 
d'ailleurs.  C'est  que  ceux  des  deux  religions  voient 
entre  les  officiers  de  la  Justice  aucunes  mutuelle- 
ment contraires  à  leurs  opinions,  et  leur  veulent 
encore  plus  de  mal  pour  cette  occasion  qu'ils  ne 
font  aux  privés,  même  ceux  de  la  nouvelle  Église, 
tant  pour  la  crainte  qu'ils  ont  de  la  Justice 
pour  l'avenir,  voyant  le  Roi  ne  vivre  pas  à  leur 
façon,  qu'aussi  pour  la  souvenance  qu'ils  ont  de 
la  rigueur  des  jugements  donnés  au  temps  des 
autres  rois  contre  ceux  qui  ont  introduit  et  formé 
leur  doctrine.  Ainsi,  étant  grande  la  haine  contre 
la  Justice,  il  est  nécessaire  que  la  révérence  et 
l'obéissance  soit  fort  diminuée,  car  il  est  impos- 
sible  d'honorer  ceux  qu'on  méprise  ni  d'obéir 
volontiers  à  ceux  qu'on  hait  et  qu'on  a  en  hor- 
reur ;  même  pour  ce  que  cette  envie  de  désobéir 
n'est  pas  sans  pouvoir,  pour  ce  que  maintenant 
il  n'y  a  personne  faible  de  tant  que  chacun  a 
(par  manière  de  dire)  sa  bande  et  sait  son  enseigne 
et  sa  retraite,  étant  les  factions  si  ouvertes  à 
cause  du  différend  de  la  doctrine  :  ce  qui  se  mani- 
feste plus  clairement  aux  nations  qui  sont  de  leur 
naturel  plus  martiales  et  qui  s'échauffent  plus 
volontiers,  comme  en  la  Gascogne,  là  où  la  di- 
versité des  opinions  a  fait  d'autres  effets  qu'en 
plusieurs  autres  pays.  Non  pas  [qu'on  puisse 
nier]  que  la  nature  et  l'humeur  des  peuples  est 


I06  MÉMOIRE     TOUCHANT 

diverse,  et  selon  la  différente  disposition  des 
cerveaux  la  même  chose  a  diversement  ouvré  (^). 
Mais  il  ne  faut  douter  qu'à  la  longue,  par  conta- 
gion, il  ne  fit  aux  plus  paisibles  nations  de  France 
les  mêmes  effets,  pour  ce  que  le  mauvais  exemple 
est  la  plus  pernicieuse  doctrine  et  le  pire  enseigne- 
ment du  monde  au  populaire  indiscret,  qui  pense 
être  loisible  tout  ce  qui  se  fait  de  mal  et  qui  se 
souffre.  Et  ainsi  on  voit  les  plus  grands  vices, 
et  même  ceux  qui  viennent  de  la  licence,  se 
donner  de  main  à  main,  de  voisin  à  voisin, 
ainsi  que  les  maladies  contagieuses  se  portent 
de  pays  en  pays.  Voilà  donc  le  mal  auquel  il 
faut  pourvoir,  mais  premièrement  il  faut  savoir 
l'origine  comme  il  est  venu. 

Or,  de  chercher  les  causes  de  toutes  les  erreurs 
et  fausses  opinions  qui  peuvent  naître  en  la  reli- 
gion, ce  serait  une  chose  malaisée  et  fort  longue, 
et  qui,  par  aventure,  ne  servirait  de  rien  à  ce 
propos.  Pour  ce  regard  il  doit  suffire  que  la  sainte 
Écriture  a  prédit  :  il  faut  qu'il  y  ait  des  hérésies, 
afin  que  ceux  qui  sont  bons  et  éprouvés  soient 
manifestes.  Aussi  il  n'advient  rien  de  quoi  ne  se 
doive  moins  ébahir  que  de  la  diversité  des  opi- 
nions, pour  ce  que  c'est  ce  qui  est  entre  les 
hommes  les  plus  commun  et  ordinaire  de  les  voir, 
non  pas  seulement  contraire  aux  autres  en  avis, 
rnais  enfiévrés  en  eux-mêmes,  et  en  un  instant 


l'édit   de  janvier   1562      107 

prendre  et  laisser  reprendre  encore  des  opinions 
toutes  différentes,  selon  les  diverses  raisons 
qu'ils  s'imaginent.  Le  pis  est  qu'en  la  chose  la 
plus  grave  et  la  plus  précieuse,  et  qui  nous  est 
importante  du  salut,  c'est  en  notre  foi  et  créance, 
je  ne  sais  par  quelle  corruption  de  nature  la 
plupart  sont  plus  sujets  en  cela  qu'en  tout 
autre  fait,  de  prendre  une  opinion  fausse  pour 
vraie  et  changer  volontiers,  voire  le  plus  souvent, 
sans  savoir  ce  qu'on  laisse  ni  ce  qu'on  prend. 

C'est,  pour  vrai,  comme  un  grand  auteur 
ancien  disait  de  la  médecine,  et  combien  qu'on 
ne  puisse  mettre  sans  grand  danger  sa  personne 
entre  les  mains  d'un  médecin  inconnu,  il  n'y  a 
toutefois  chose  en  quoi  l'on  soit  si  facile  et  léger 
à  croire  qu'en  cela  ;  de  sorte  qu'on  se  fie  même 
des  plus  ignorantes  vieilles,  si  elles  promettent 
la  santé,  avec  des  brevets  ou  des  bracelets  d'herbes. 
Et  combien  que  la  peur  qu'on  a  de  la  mort  pût 
être  cause  qu'on  ne  se  fiât  légèrement  à  personne, 
sans  la  bien  connaître,  pour  mettre  notre  corps 
à  sa  merci,  toutefois,  tout  au  rebours,  la  crainte 
démesurée  de  mourir  et  le  désir  et  espérance  de 
guérir  fait  qu'on  se  fie  de  tout  le  monde.  Ainsi, 
en  la  religion,  bien  que  le  poids  de  la  chose, 
qui  est  le  salut  de  l'âme,  nous  dut  faire  résoudre 
de  ne  recevoir  aucune  nouvelle  créance  d'aucun, 
sinon    avec    grande    connaissance    de    cause,    ij 


Io8  MÉMOIRE    TOUCHANT 

advient  tout  le  contraire  :  qu'en  chose  du  monde 
on  n'est  si  facile  à  croire  qu'en  cela,  lorsque 
quelqu'un  menace  de  la  damnation  ou  promet 
la  félicité  éternelle.  Et  c'est  à  cause  que  Dieu 
a  mis  en  nous  naturellement  une  affection  et 
crainte,  lesquelles,  conduites  avec  raison,  ne 
sont  autre  chose  que  dévotion  et  piété  ;  et  quand 
elles  sont  dépourvues  de  jugement,  c'est  vanité 
et  une  sotte  et  aveugle  superstition.  Il  ne  faut 
donc  point  s'ébahir  des  erreurs  quelle  part  qu'on 
les  voie,  mais  plutôt  il  faut  chercher  par  quelle 
occasion  la  dévotion  que  nous  voyons  à  présent 
est  entrée,  qu'est-ce  qui  a  pu  émouvoir  tant  de 
gens  qu'il  n'y  a  maintenant  que  quarante  et 
trois  ans  vivaient  sous  une  même  loi,  en  une 
même  Église,  en  une  concorde  telle,  que  ce 
étant  [c'était]  toute  la  chrétienté  (i). 

Qui  a  rompu  cette  paix  et  mis  toute  l'Europe 
en  combustion  ?  L'un  nommera  Martin  [Luther], 
l'autre  Zvi^ingle,  l'autre  quelqu'un  des  chefs 
de  leur  doctrine.  Mais  ce  n'est  pas  ce  que  je 
cherche.  Le  mal  se  couvait  devant  que  ceux-là 
naquissent  ;  et  encore  qu'ils  aient  été  les  instru- 
ments pour  émouvoir  la  noise,  se  peut-il  qu'il 
faut  prendre  la  cause  de  plus  haut,  ce  me  semble, 
comme  il  advient  quand  on  a  quelque  mauvaise 
aposthème  et  fort  enflanmiée,  laquelle  on  craint 
de  faire  percer  au  chirurgien,  bien  qu'elle  soit 


l'édit   de  janvier    1562      109 

mûre,  que  souvent  par  rencontre  on  vient  à 
heurter  quelqu'un  qui,  ou  par  fortune  ou  par 
envie  qu'il  a  de  faire  mal,  la  fait  crever,  et  avec 
grande  douleur,  mais  toutefois  pour  le  bien  et 
avantage  de  celui  qui  reçoit  le  coup.  Ainsi  il 
est  aisé  à  connaître  que  l'Église  étant,  long  temps 
y  a,  merveilleusement  corrompue  d'infinis  abus, 
survenus  tant  par  la  longueur  du  temps  que  la 
dissolution  des  mœurs,  ne  pouvant  plus  elle- 
même  se  contenir  en  soi  et  s'étant  venue  la  maladie 
en  son  entière  maturité,  elle  a  rencontré  ces 
gens-là,  toute  assurée,  si  elle  n'eut  trouvé  ceux-là, 
d'en  trouver  d'autres.  Il  est  bien  possible  que, 
par  aventure,  ils  eussent  mieux  fait  et  plus  gra- 
cieusement cet  office,  avec  plus  de  modestie, 
de  prudence  et  de  bonne  intention  ;  mais,  cepen- 
dant, l'Église  doit  avoir  senti  que,  soit  de  la  main 
amie  ou  ennemie,  elle  a  été  en  quelque  endroit 
touchée  là  où  était  vraiment  le  mal  qu'il  fallait 
purger.  Reste  donc  que  sans  doute  [que]  les  abus 
de  l'Église  ont  été  l'occasion  qui  a  donné  tant  de 
vigueur  au  feu  qui  est  maintenant  allumé. 
Le  peuple  n'a  pas  moyen  de  juger,  étant  dépourvu 
de  ce  qui  donne  ou  confirme  le  bon  jugement, 
les  lettres,  les  discours  et  l'expérience.  Puisqu'il 
ne  peut  juger,  il  croit  autrui.  Or,  est  cela  ordinaire 
que  la  multitude  croit  plus  aux  personnes  qu'aux 
choses,  et  qu'il  est  plus  persuadé  par  l'autorité 


IIO  MÉMOIRE    TOUCHANT 

de  celui  qui  parle  que  par  les  raisons  qu'il  dit  ; 
et  on  [ne]  peut  douter,  qu'en  son  endroit,  les 
impressions  qu'il  prend  de  ce  qu'il  voit  de  ses 
yeux  corporels  n'aient  plus  de  pouvoir  que  les 
plus  subtiles  disputes  et  les  plus  vifs  arguments 
du  monde.  Car  son  principal  entendement  con- 
siste aux  sens  naturels  et  non  à  l'esprit. 

Ainsi  le  peuple  oyant  les  invectives  que  fai- 
saient contre  les  ecclésiastiques  ceux  qui  s'étaient 
départis  de  l'Église,  ils  ont  pris  garde  aux  vices 
manifestes  du  clergé,  à  la  mauvaise  vie,  l'ambition, 
la  vilenie,  avarice  de  plusieurs  ;  et  ayant  trouvé 
cela  véritable  que  les  autres  en  avaient  dit,  ils 
ont  aisément  cru  que  la  doctrine  était  fausse 
de  ceux  qui  vivaient  si  mal,  et  commettaient  des 
abus  si  grossiers  ;  et,  au  contraire,  que  la  doctrine 
de  leurs  adversaires  était  vraie,  les  ayant  trouvés 
véritables  en  ce  qui  leur  avaient  dit  de  la  disso- 
lution des  mœurs.  Par  ce  moyen  ayant  commencé 
à  mépriser  leurs  prélats  et  perdu  la  révérence 
qu'ils  avaient  à  l'Église,  ils  n'ont  plus  écouté 
leur  prière,  l'ayant  à  dédain  à  cause  de  ses  pas- 
teurs, et  ainsi  la  plupart  ont  laissé  une  cause 
qu'ils  n'entendaient  point,  comme  plusieurs 
juges  qui,  par  un  zèle  indiscret,  connaissent  une 
partie  de  mauvaise  foi  et  grand  plaideur,  con- 
damnent la  cause  pour  la  personne  sans  avoir 
connu  du  droit. 


l'ÉDIT    de    janvier     1562        III 

Ainsi  l'origine  de  cette  calamité  est  l'abus  des 
ecclésiastiques  et  la  mauvaise  vie  et  insuffisance 
des  pasteurs,  qui  était  si  grande  et  si  notoire 
qu'elle  émut  cette  querelle,  et  a  servi  d'un  argu- 
ment invincible  à  leurs  adversaires  ;  et  de  cela 
en  est  un  témoignage  certain,  si  on  veut  se 
ressouvenir  où  se  prit  premièrement  le  feu. 
Ce  fut,  je  crois,  aux  indulgences  de  15 17,  pour 
ce  que  de  ce  côté  là  sans  doute  l'Église  était  si 
tarée,  qu'il  était  impossible  de  couvrir  cette 
difformité  sans  trop  grande  impudence.  Or,  le 
mal  a  toujours  crû,  et  cela  pour  autant  qu'au 
lieu  que  le  chef  de  l'Église  devait  avoir  connu 
le  vice  et  s'aviser  de  rhabiller  promptement  ce 
défaut,  ils  firent  tout  le  rebours,  et  au  contraire 
de  ceux  qui,  voyant  la  flamme  allumée,  abattent 
ce  qui  est  près,  même  s'il  est  de  bois  et  sujet 
à  brûler.  Car  au  lieu  d'être  avertis  par  ce  commen- 
cement des  abus  qui  était  parmi  eux,  d'ôter 
celui-là  où  l'hérésie  s'était  attaquée  et  encore  les 
autres,  afin  de  ne  lui  donner  prise  sur  eux,  ils 
s'opiniâtrèrent  sans  cause  à  maintenir  ceux-là, 
attisant  le  feu  par  ce  moyen  et  lui  donnant  ali- 
mentation et  nourriture  ;  de  sorte  que,  depuis, 
s'étant  embrasé  vivement,  il  a  consommé  non 
seulement  ce  qui  était  de  ce  bâtiment  gâté  et 
vicieux,  mais  encore  de  celui-là  même  qui  était 
bon  et  solide,  et  bien  fondé. 


112  MEMOIRE    TOUCHANT 

Si  [le]  pape  Léon,  dès  le  commencement,  eut 
habilement  assemblé  le  concile  et  reçu  Martin 
[Luther]  à  débattre,  et  reconnu  les  fautes  no- 
toires, et  retranché  les  manifestes  abus,  nous  ne 
fussions  pas  maintenant  en  cette  malheureuse 
perturbation  de  toutes  choses.  Mais  c'est  ce  qu'on 
dit  que  souvent,  pour  vouloir  tout  garder,  on 
perd  tout,  et  pour  ne  se  vouloir  point  départir 
de  fausses  coutumes  introduites  par  avarice  en 
l'Église,  on  a  donné  occasion  aux  ennemis  d'ébran- 
ler les  bonnes  et  saintes  traditions,  et  [que]  nos 
bons  religieux  pères  nous  avaient  laissées.  Aussi 
de  notre  part,  en  France,  nous  aidâmes  beaucoup 
à  avancer  la  ruine,  quand  au  lieu  de  remettre  sur 
la  vraie  et  ancienne  eslation  des  pasteurs,  et  la 
corriger,  nous  l'ôtâmes  du  tout  et,  de  malheur, 
ce  fut  lors  que  Martin  [Luther]  commença 
d'entrer  en  lice,  qui  n'était  autre  chose,  sinon, 
à  l'heure  que  l'ennemi  était  en  campagne  et  qu'il 
fallait  renforcer  les  garnisons,  les  casser  du  tout 
et  ouvrir  les  portes. 

On  a  fait  encore  pis,  quand  on  a  voulu  mainte- 
nant non  seulement  maintenir  les  bonnes  opi- 
nions, mais  encore  souvent  des  observances, 
ou  indifférentes,  ou  par  aventure  abusives,  avec 
le  glaive  et  le  feu.  Car  il  n'est  rien  si  dangereux 
en  un  État,  lorsqu'on  veut  garder  qu'une  opinion 
de  la  religion  qui  trouble  la  chose  publique  ne 


l'édit   de   janvier   1562      113 

s'augmente,  que  de  contraindre  ceux  qui  la 
tiennent  à  l'approuver  par  leur  mort.  Car  de  voir 
que  quelqu'un  meurt  sur  la  querelle  de  son 
opinion  est  la  plus  grande  preuve  qu'on  pourrait 
donner  aux  ignorants  pour  les  persuader,  et 
cet  argument  combat  plus  vivement  que  nul  autre 
les  en  tend  amen  es  des  idiots,  et  quelquefois  des 
bons  et  simples.  Il  est  vrai  que  cependant  la 
vérité  ne  s'ébranle  point  et  ceux  qui  meurent 
sous  une  fausse  persuasion  n'en  sont  que  plus 
fols,  car  il  n'est  rien  de  plus  vrai  que  le  dire  de 
saint  Augustin,  que  ce  n'est  pas  la  peine  qui  fait 
le  martyre,  mais  la  cause  ;  et  ceux-là  sont  vrais 
martyrs  qui  sont  morts  en  l'Église  catholique 
pour  rendre  témoignage  de  leur  foi  en  Jésus- 
Christ,  mais  [les]  manichéens,  les  donatistes,  les 
anabaptistes  qui  ont  souffert  le  supplice  pour 
leur  doctrine  ne  sont  pas  mart5rrs,  ains  faux 
témoins  désespérés,  et  toutefois  ils  n'ont  pas  laissé 
d'augmenter  leur  nombre  par  ce  moyen.  On  ne 
s?urait  faire  accroire  à  beaucoup  de  gens  qu'il  y 
a  que  celui-là  n'ait  la  raison  pour  lui  qui  veut 
maintenir  ce  qu'il  dit  au  prix  de  son  sang  et  de 
sa  \-ie  ;  donc,  en  cyidant  par  le  couteau  extirper 
les  opinions,  nous  faisons,  comme  l'on  dit  de 
l'hydre,  que  pour  une  tête  qu'on  lui  coupait 
on  en  voyait  renaître  sept. 

On  a  fait  cette  faute  sous  le  roi  François  et 


114  MÉMOIRE    TOUCHANT 

Henri,  et,  depuis  ce  règne,  il  est  advenu  qu'en 
faisant  le  contraire,  et  ne  punissant  personne, 
on  n'a  pas  toutefois  amendé  l'état  des  choses. 
Mais  tout  est  clairement  allé  de  mal  en  pis,  et 
pour  autant  qu'il  n'est  pas  dit,  si  on  s'est  mal 
trouvé  de  suivre  une  extrémité,  qu'il  fsille  sauter 
à  l'autre,  ni  qu'on  soit  assuré  de  s'en  porter  mieux. 
Il  avait  très  mal  succédé  de  rechercher  les  opi- 
nions des  hommes  et  de  les  contraindre  à  les 
soutenir  au  milieu  des  flammes  ;  mais  comme  cette 
sévérité  était  inutile,  aussi  voyons-nous  ce  qui 
est  advenu  d'avoir  souffert  qu'on  fit  deux  corps 
et  deux  collèges  d'Église,  avec  leurs  chefs  et 
consistoires.  Tout  le  désordre  ne  vient  d'ailleurs 
sinon  d'avoir  enduré  d'établir  cet  ordre,  car 
c'a  été  rompre  l'union  du  corps  de  cette  monar- 
chie et  bander  entre  eux-mêmes  les  sujets  du 
Roi.  Depuis  en  ça  on  [n']a  cessé  de  voir  misé- 
rables meurtres,  pilleries,  boutte-feux,  saccage- 
ments,  assemblées  en  armes,  forces  publiques 
et  une  infinité  de  piteux  spectacles  inconnus 
à  nos  pères  et  non  accoutumés  en  un  État  pai- 
sible et  florissant,  comme  celui-ci  voudrait 
être  ;  et  maintenant  sans  doute  on  ne  voit  où 
qu'on  se  tourne  sinon  la  face  d'une  extrême  déso- 
lation et  les  pièces  éparses  d'une  république 
démembrée.  En  cela  ne  fallait-il  point  épargner 
à  toute  heure  le  glaive  punissant,  et  exercer  la 


l'édit   de  janvier    1562      115 

rigueur  de  la  sévérité,  non  pas  comme  au  com- 
mencement gêner  les  esprits  des  hommes  et 
vouloir  se  faire  maîtres  de  leurs  pensées  et 
opinions. 

Puisque  le  mal  est  connu,  puisqu'on  voit  la 
source  et  son  progrès,  et  quelles  occasions  on  lui 
a  données  de  s'augmenter,  reste  maintenant  d'y 
pourvoir,  s'il  est  possible. 

En  cette  affaire,  il  n'y  a  que  trois  conseils, 
desquels  il  faut  nécessairement  choisir  l'un. 
C'est  ou  de  maintenir  seulement  l'ancienne 
doctrine  ou  la  religion,  ou  d'introduire  du  tout 
la  nouvelle,  ou  les  entretenir  toutes  deux  sous  le 
soin  et  conduite  des  magistrats. 

Quant  à  faire  tenir  la  nouvelle  seulement,  je 
crois  que  ce  serait  peine  perdue  de  débattre 
contre  ce  conseil,  pour  ce  que  le  Roi  n'a  jamais 
montré  qu'il  y  eut  pensé,  et  je  crois. qu'il 
n'entra  oncques  en  son  esprit,  ni  de  la  Reine, 
de  vouloir  donner  à  son  peuple  une  loi  qu'il 
ne  tient  pas,  et  attempter  un  si  grand  remue- 
ment au  milieu  de  ses  troubles,  et  ayant  devant 
les  yeux  tant  de  dangers  si  grands  et  si  apparents. 

Je  ne  verrais  donc  plus  que  deux  chemins, 
par  l'un  desquels  il  faut  passer.  C'est  ou  de  con- 
firmer la  religion  de  nos  prédécesseurs,  ou  d'en- 
tretenir celle-là  et  la  nouvelle,  et  toutes  deux 
ensemble.  Ce  conseil  semble  à  plusieurs  bon  et 


LA.    BOETIE 


Il6  MÉMOIRE    TOUCHANT 

nécessaire,  non  pour  autre  raison  à  mon  avis 
sinon  pour  ce  que  c'est  le  premier  qui  se  présente 
à  l'esprit  et  qui  est  le  plus  aisé. 

Mais  de  ma  part  je  ne  puis  goûter  cet  entre- 
deux et  ne  vois  point  qu'on  puisse  attendre  rien 
qu'une  manifeste  ruine  de  voir  en  ce  royaume 
deux  religions  ordonnées  et  établies. 

Premièrement,  le  Roi  ne  le  peut  faire  sans 
offenser  sa  conscience,  de  tant  que  son  devoir 
est  non  pas  seulement  de  faire  vivre  ses  naturels 
sujets  en  paix  et  tranquillité,  mais  encore  prin- 
cipalement de  prendre  qu'ils  marchent  à  droit 
chemin,  et  puis  qu'ils  ne  se  détournent  de  la  voie 
de  leur  salut  ;  et  n'est  pas  raisonnable  qu'en  cela 
il  se  laisse  surmonter  aux  princes  païens,  desquels 
plusieurs,  pour  l'amour  de  la  vertu,  ne  se  sont 
pas  tant  souciés  d'avoir  en  leur  rép[ublique]  de 
riches  citoyens  comme  d'en  avoir  de  bons  et 
droit-voyants.  Et  de  deux  doctrines  si  contraires 
que  celles-ci,  il  n'y  en  peut  avoir  qu'une  vraie 
et  puisque  la  chose  est  venue  à  tant  qu'il  y  a 
deux  Églises,  il  faut  nécessairement  que  les  unes 
et  les  autres  soient  hors  de  la  vraie  Église,  et 
qui  n'est  qu'une  ni  ne  peut  être.  Ainsi,  quelle 
excuse  peut  avoir  Sa  Majesté  de  souffrir  que  l'une 
des  deux  parties  de  son  royaume,  clairement  et 
sans  feinte,  fasse  profession  d'une  fausse  opi- 
nion, et  encore  non  pas  simplement  d'une  opi. 


l'édit   de   janvier    1562      117 

nion,  mais  d'une  fausse  opinion  en  la  religion, 
en  laquelle  les  moindres  erreurs  sont  plus  impor- 
tantes qu'en  un  autre  fait,  toutes  les  plus  grandes 
fautes  du  monde  ?  On  ne  saurait  garder  une 
partie  des  hommes  qu'ils  ne  pensent  que  les 
princes  qui  approuvent  deux  religions  n'en  ^- 
prouvent  pas  une  ;  même  que  la  règle  de  notre  foi 
est  claire  [qj'elle]  recherche  l'homme  hérétique 
après  la  première  ou  seconde  admonition  ; 
et  d'ailleurs  l'Apôtre  dit  qu'on  peut  bien  hanter 
ceux  d'une  autre  loi  toute  contraire,  mais  il 
défend  de  vivre  avec  ceux  qui  errent  en  notre 
religion.  Par  ce  moyen,  le  Roi  ne  peut  entretenir 
en  ce  débat  sa  conscience  et  son  honneur 
saufs. 

Quand  bien  il  se  pourrait  dissimuler,  encore 
serait  sans  doute  cette  dissimulation  pernicieuse. 
En  premier  lieu,  on  ne  saurait  mieux  nourrir 
inimitié  entre  nous  que  de  permettre  que  le 
peuple  se  sépare  et  que  nous  nous  tuions,  et  au 
contraire,  rien  n'est  si  profitable  à  la  réconciliation 
que  de  nous  mêler. 

Davantage,  personne  n'ignore  que  nous  n'ayons 
des  voisins  grands  et  puissants  ;  mais  c'est  d'une 
telle  grandeur  qu'il  est  impossible  qu'elle  ne  nous 
soit  en  tous  temps  redoutable,  et  principalement 
en  celui-ci.  Et  n*y  a  personne  qui  ne  voit  cela 
et  ne  connaisse,  si  on  ne  veut  trop  fâre  l'assuré. 


Il8  MÉMOIRE    TOUCHANT 

Or,  peut-on  voir  que  tous  les  potentats  de  la 
chrétienté,  et  même  ceux  qui  sont  nos  proches 
voisins,  regardent  maintenant  fort  soigneusement 
quel  chemin  nous  prendrons.  Prenons  donc 
garde  à  ce  qui  en  adviendra.  Nécessairement, 
ils  s'offenseront  tout  autant  de  voir  accorder 
l'intérim  que  si  on  changeait  du  tout,  car  quelle 
raison  ont-ils  de  se  fâcher  du  changement  en- 
tier, sinon  ou  bien  pour  ce  qu'ils  ont  en  horreur 
la  nouvelle  doctrine,  ou  bien  pour  ce  que  les  pays 
du  Roi  les  bornent  de  toutes  parts,  et  ainsi  ils 
prévoient  clairement  qu'à  la  longue,  si  en  France 
cette  loi  est  tolérée  publiquement,  ils  ne  sauraient 
défendre  leurs  terres  de  la  contagion.  Ces  mêmes 
raisons  auront-ils  de  s'offenser  pour  l'intérim, 
car  ils  ne  sont  pas  si  peu  habiles  qu'ils  n'entendent 
bien  que  toujours,  sinon  lorsque  Dieu  par  sa 
providence  ouvre  miraculeusement,  par  l'ordre 
naturel  la  nouvelle  opinion  emporte  la  vieille, 
si  elle  peut  une  fois  prendre  racine  et  gagner  ce 
point  d'être  écoutée  publiquement,  de  tant 
qu'il  n'y  a  communément  que  les  gens  mûrs 
et  à  qui  l'âge  et  l'expérience  ont  conformé  le 
jugement  qui  ne  prennent  grand  plaisir  à  changer 
et  le  plus  souvent  les  jeunes  courent  à  la  nouveauté. 
Ainsi  pour  plus  tard,  en  un  âge,  tous  les  vieux 
à  qui  il  a  fâché  de  varier,  s'en  sont  allés,  et  après 
vient  le  nouveau  siècle  tout  peuplé  de  la  jeunesse, 


l'édit  db  janvier   1562      119 

qui  demeure  imbue  de  la  nouvelle  façon  qu'elle  a 
reçue. 

Nos  voisins  donc  savent  bien  combien  vaut 
l'intérim  (^)  ;  c'est-à-dire  que  ce  n'est  pas  changer 
de  religion,  mais  c'est  bien  permettre  qu'elle  se 
change  d'elle-même  et  lui  en  donner  le  loisir, 
en  ce  qu'on  n'ose  faire  faire  au  temps,  ce  qui 
est  le  pis  au  populaire,  qui  est  le  pire  policeur 
du  monde.  Davantage,  le  danger  qu'ils  craignent 
que  le  mal  entre  jusque  dans  leur  pays  est  tout 
un  si  on  permet  les  deux  religions  comme  si 
on  éteint  du  tout  l'ancienne,  car  toujours  auront- 
ils  même  occasion  de  la  craindre,  quand  ils 
verront  prêcher  publiquement  cette  doctrine 
en  nos  terres  que  touchent  les  leurs  de  toutes 
parts,  et  n'attendront  les  princes  autre  chose 
sinon  d'être  contraints  par  les  sujets,  à  notre 
exemple,  de  leur  permettre  ce  que  le  nôtre  ou 
n'a  voulu  défendre  aux  siens  ou  n'a  pu.  Il  est 
aisé  à  voir  qu'ils  en  auront  un  malcontentement 
merveilleux.  Je  pense  bien  qu'il  n'est  pas  rai- 
sonnable qu'ils  contrerollent  le  Roi  quand  il 
dispose  de  ce  qui  est  de  son  état  comme  il  lui 
plaît  ;  mais  encore  ce  n'est  pas  tout  de  savoir 
que  nos  voisins  auraient  tort  de  nous  courir  sus  ; 
mais  encore  faut-il  regarder,  quand  ils  le  vou- 
draient faire,  s'ils  nous  pourraient  endommager. 
On  se  console  d'être  affligé  sans  cause,  mais  il 


120  MÉMOIRE    TOUCHANT 

vaut  beaucoup  mieux  n'être  point  affligé  du  tout 
et  n'avoir  point  besoin  de  consolation.  Je  ne 
saurais  croire  que  si  le  Roi  permet  les  deux  reli- 
gions et  que  le  royaume  étant  ainsi  divisé,  l'étran- 
ger, à  quelque  couleur  que  ce  soit,  commençait 
la  guerre  et  nous  venait  prendre  sur  cette  sépara- 
tion et  parmi  cette  perturbation  universelle, 
que  nous  n'eussions  plus  à  faire  que  nous  n'avions 
aux  guerres  passées  lorsque  tout  le  royaume  était 
uni. 

Je  sais  bien  qu'il  n'y  a  nation  au  monde  si 
fidèle  à  son  prince  que  la  française,  reconnais- 
sant l'antiquité  de  cette  monarchie  et  la  bonté 
de  ses  rois  naturels  (^).  Mais  ni  la  France  ne  fut 
oncques,  au  branle  qu'elle  est,  et  comme  quel- 
qu'un disait  qu'il  ne  faut  jamais  éprouver  toute 
sa  force,  aussi  ne  vois-je  point  qu'il  soit  besoin 
d'essayer,  en  temps  si  périlleux,  toute  la  fidélité 
que  le  Roi  pourrait  bien  trouver  en  son  peuple. 
Nulle  dissension  n'est  si  grande  ni  si  dangereuse 
que  celle  qui  vient  pour  la  religion  :  elle  sépare  les 
citoyens,  les  voisins,  les  amis,  les  parents,  les 
frères,  le  père  et  les  enfants,  le  mari  et  la  femme  ; 
elle  rompt  les  alliances,  les  parentés,  les  mariages, 
les  droits  inviolables  de  nature,  et  pénètre  jus- 
qu'au fond  des  cœurs  pour  extirper  les  amitiés  et 
enraciner  des  haines  irréconciliables  (^).  Il  est  bien 
possible,  qu'encore  c^u'elle  fasse  tout  cela,  que 


l'ÉDIT    de    janvier     1562        121 

pourtant  elle  n'ôtera  rien  de  l'obéissance  que  le 
sujet  doit  à  son  souverain.  Mais  tant  y  a  que  nous 
étant  en  garboil  (^)  l'ennemi  qui  nous  \àsitera 
trouvera  ce  peuple,  sinon  en  moindre  volonté, 
au  moins  en  plus  mauvais  état  pour  se  défendre. 
On  ne  peut  ignorer  que  de  la  querelle  de  la  reli- 
gion on  n'ait  \-u  sortir  des  brigues  et  menées, 
ce  qui  nous  sert  de  suffisant  témoignage  qu'en 
ce  fait  ceux  qui  sont  passionnés,  comme  il  y  en 
a  plusieurs,  ne  s'épargneront  point  de  servir 
par  tous  moyens  à  leur  passion.  Or  est-il  bien 
vrai  ce  qui  se  dit,  que  la  ville  divisée  est  à  moitié 
prise.  Si  on  veut  parler  à  la  vérité  sans  déguise- 
ment, c'est  une  chose  claire  que  la  part  qui  se 
sentira  défavoiisée  de  son  prince,  sera  du  côté  de 
l'étranger  qui  lui  présentera  faveur.  J'ai  cette 
opinion  que  si  on  ne  voulait  avoir  égard  qu'à 
l'utilité  de  ce  royaume  et  à  la  conservation  de  cet 
État,  il  vaudrait  mieux  changer  entièrement  la 
religion  et  tout  d'un  coup  que  d'accorder  l'in- 
térim. Car,  si  on  l'accorde  et  que  la  guerre  nous 
vienne  trouver  sur  cette  division,  elle  est  si  épou- 
vantable que  j'ai  horreur  de  penser  les  calamités 
dont  ce  temps  nous  menace  et  les  nouveaux 
exemples  de  cruauté  que  la  France  se  prépare 
de  voir  parmi  les  siens,  là  où  si  du  tout  on  intro- 
duisait la  nouvelle  [religion],  l'étranger  ne  nous 
saurait  assaillir  si  tôt  que  les  choses  [ne]  fussent 


122  MEMOIRE    TOUCHANT 

aucunement  rangées  et  établies  en  un  certain 
état,  et  que  l'on  ne  se  fût  mis  au  point  pour 
l'attendre.  Car  sans  difficulté  toutes  terres  du  Roi 
seraient  plutôt  accoutumées  à  une  certaine  loi, 
qu'il  plairait  à  Sa  Majesté  leur  donner,  pour  si 
griève  qu'elle  fût,  qu'ils  n'auraient  appris  à  se 
comporter  l'un  l'autre  en  diverses  bandes  comme 
ils  sont,  car,  à  qui  a  puissance  d'ordonner,  le 
moyen  d'apaiser  ceux  qui  sont  en  différend 
n'est  pas  de  les  entretenir  tous  deux  et  de  les 
flatter,  en  leur  cause,  mais  plutôt  d'adjuger 
rondement  à  l'un  ce  qui  est  contentieux.  Même 
qu'en  ce  fait,  si  l'on  autorise  les  deux  parts, 
chacune  se  sentira  forte,  et  rien  ne  donne  au 
sujet  tant  de  moyen  de  faire  entreprise  que  de 
se  sentir  fort  et  appuyé.  Or  aucune  des  deux 
parties  ne  sera  faible,  d'autant  que  publiquement 
même  il  y  aura  deux  Églises,  qui  sont  cause  que 
l'on  voit  les  choses  autant  de  régiments  et  com- 
pagnies, là  où  au  contraire  si  le  Roi  avait  intro- 
duit la  nouvelle,  l'autre,  n'étant  plus  autorisée 
du  Roi,  serait  faible,  sans  ordre  et  sans  police, 
et  sans  avoir  aucune  moyen  d'entreprendre  ni 
lever  la  tête.  Ains  pourrait  le  Roi  tirer  service 
de  celle-là  même  pour  ce  qu'elle  serait  emportée 
par  l'autre,  et  par  nécessité,  comme  un  membre 
inutile,  elle  se  réunirait  avec  le  reste  du  corps  de 
cette  république. 


l'édit   de  janvier   1562      123 

On  pense  que  l'intérim  est  le  seul  remède  à 
tous  les  maux  que  nous  voyons.  Et  comment 
est-il  possible  de  le  penser  ?  Car  il  s'en  faut  tant 
qu'il  en  puisse  sortir  une  bonne  paix,  qu'au 
contraire,  nous  ne  sommes  maintenant  en  peine 
que  de  trouver  moyen  de  remédier  aux  inconvé- 
nients qui  nous  sont  advenus  de  cet  intérim 
toléré,  sans  lequel  nous  n'aurions  maintenant 
rien  à  délibérer.  C'est  donc  à  cet  intérim  souffert 
jusqu'ici  et  aux  maux  qui  nous  en  sont  venus 
qu'il  nous  faut  mettre  remède,  et  nous  voulons 
appliquer  pour  remède  ce  qui  nous  fait  le  mal. 
Au  maniement  des  affaires  il  n'y  a  point  de  si 
bons  ni  si  certains  enseignements  que  ceux  que 
l'expérience  donne.  Or,  l'expérience  qu'on  fait 
du  mal  sur  autrui  est  moins  ennuyeuse  ;  mais  celle 
qu'on  fait  sur  soi-même  enseigne  plus  et  imprime 
mieux.  Nous  avons  fait  J 'essai  sur  nous,  et  ne 
sentons  pas  la  poison  que  nous  avons  avalée 
et  qui  maintenant  nous  suit  tout  le  corps.  Il  y 
a  tantôt  huit  mois  (i)  qu'il  y  a  intérim  par  toute 
la  France,  et  que  non  seulement  chacun  vit  à 
sa  mode,  mais  que  chacun  suit  son  Église,  ses 
chefs  et  sa  police  ecclésiastique.  Quel  fruit  avons- 
nous  reconnu  de  cette  tolérance  ?  Toujours  les 
choses  sont  allées  en  empirant  et  le  désordre 
a  augmenté  à  vue  d'oeil,  et  depuis  ce  temps,  si 
on  y  prend  garde,  toujours  le  jour  d'après  a  été 


124  MÉMOIRE     TOUCHANT 

pire  et  plus  malheureux  que  le  jour  de  devant, 
jusques  à  ce  que,  maintenant,  nous  sommes 
venus  à  une  telle  confusion,  qu'on  ne  peut  quasi 
rien  espérer  qui  soit  meilleur,  ni  rien  craindre 
qui  soit  pire. 

Mais  à  cela  on  peut  dire  que  tout  sera  beau- 
coup mieux  rangé,  lorsque  le  Roi  le  perm3ttra 
expressément,  qu'il  n'a  été  par  le  passé,  quand 
il  a  dissimulé  ;  et  que  maintenant  les  officiers  du 
Roi  pourraient  eux-mêmes  mettre  ordre  à  ce 
qui  est  nécessaire  même  à  réprimer  les  inso- 
lences, et  que  toutes  les  deux  parts  le  souffriront, 
quand  elles  seront  toutes  autorisées  du  prince. 
Et,  au  contraire,  que  ci-devant,  si  ceux-ci  des 
églises  réformées  ont  fait  quelque  force,  la  plus 
grande  occasion  a  été  pour  ce  qu'ils  se  craignaient 
du  magistrat  et  qu'ils  n'avaient  point  expresse 
permission  du  Roi  ;  et  maintenant,  quand  le 
Roi  leur  fera  ce  bien  de  leur  permettre  ce  qu'ils 
demandent,  ils  vivront  en  paix,  reconnaissant 
le  bénéfice  et  l'humanité  du  Roi.  Ce  sont  les 
plus  grandes  raisons  de  l'intérim,  mais  de  ma 
part  je  pense  tout  le  contraire.  J'ai  vu  qu'au 
commencement,  il  peut  y  avoir  un  an  (^),  on  disait 
qu'il  était  bon  et  profitable  de  souffrir  les  pu- 
bliques assemblées  ;  car  il  serait  impossible, 
disaient-ils,  que  toujours  le  magistrat  ne  soit 
en  soupçon  de  ce  qui  se  fera  aux  privées  et 


l'édit   de  janvier   1562      125 

secrètes  congrégations,  et  qu'il  ne  se  craigne 
qu'il  n'y  fasse  quelque  conjuration  contre  l'État 
du  prince.  Là  où  les  congrégations  sont  pu- 
bliques, le  Roi  en  sera  hors  de  souci  et  ses  offi- 
ciers auront  bien  moyen  de  tenir  l'œil,  qu'il  ne 
soit  fait  rien  contre  l'autorité  du  Roi.  Mais, 
quoi  !  avec  toutes  ces  belles  raisons,  l'on  les  a 
souffertes,  et  maintenant  tout  ce  qui  se  voit  est 
le  fruit  de  cette  tolérance  !  Pour  vrai,  la  dissi- 
mulation des  assemblées  privées  et  secrètes  est 
le  commencement  du  mal  ;  la  tolérance  des 
publiques  a  été  l'accroissement  de  nos  cala- 
mités. 

Premièrement,  de  les  cuider  obliger  par  ce 
bienfait,  c'est  peine  perdue  ;  car,  ceux  qui  sont 
déraisonnables  et  desquels  vient  le  désordre 
ne  cuideront  pas  que  le  Roi  leur  donne  rien, 
de  tant  qu'ils  ont  déjà  ce  que  le  Roi  leur  donnera 
et  en  jouissent.  Mais,  tout  au  contraire,  ils  pen- 
seront qu'ils  ont  bien  fait  de  désobéir,  puisqu'à 
la  fin,  le  Roi  donne  à  chacun  ce  qu'il  a  pu  prendre, 
et  n'y  en  a  point  de  meilleure  caution  que  ceux 
qui  ont  usurpé  quelque  chose,  de  tant  qu'à  fin 
de  compte,  le  Roi  leur  laisse  de  bon  gré  ce  qu'ils 
ont  pris  au  commencement,  par  force.  Au  reste, 
de  cuider  que  le  magistrat  les  range  mieux, 
quand  le  Roi  aura  expressément  déclaré  qu'il  le 
permet,  je  ne  le  puis  comprendre  ;  car  je  m'as- 


126  MÉMOIRE    TOUCHANT 

sure  bien  que  depuis  huit  mois  que  le  Roi  a 
toléré  les  deux  religions,  il  a  autant  voulu  em- 
pêcher les  désordres  et  insolences  comme  il 
fera  quand  elles  seront  permises  ;  et  s'il  l'a 
autant  voulu,  pourquoi  n'a-t-il  eu  autant  de 
puissance  comme  il  aura  à  l'avenir  de  réprimer 
les  fols  ?  Car  toujours  la  même  cause  des  troubles 
qui  ont  été  demeure,  et,  à  mon  avis,  augmente. 
C'est  la  diversité  des  religions  et  l'établissement 
de  diverses  églises  et  contraires  polices.  Pour 
le  respect  du  Roi,  c'était  autant  à  lui  de  savoir 
qu'il  avait  délibéré  de  tolérer  deux  Églises  comme 
ce  sera  les  permettre,  car  il  ne  laissait  pas  ce- 
pendant à  empêcher  de  son  pouvoir  les  maux  qui 
n'ont  pu  être  empêchés. 

Le  magistrat  a  fait  ce  qu'il  pouvait,  car,  voyant 
bien  l'intention  du  Roi,  il  a  souffert  et  dissimulé  ; 
mais  de  garder  des  insolences,  il  n'était  en  leur 
puissance,  ni  ne  sera. 

Ils  demandent  des  temples,  et,  avec  cela, 
dit-on,  il  est  aisé  de  les  contenter,  de  tant  que 
c'est  la  seule  cause  qui  les  fait  tumulter,  comme 
si  les  plus  grandes  insolences  et  rébellions  n'avaient 
pas  été  faites  par  ceux  qui  ont  eu  des  temples, 
et  depuis  qu'ils  en  ont  eu,  et  cependant  qu'ils 
en  jouissaient  paisiblement.  En  Guyenne,  en 
la  plupart  des  lieux,  ils  en  ont  pris  tant  qu'il 
leur  en  fallait,  il  y  a  neuf  mois  ou  plus,  et  le  Roi 


l'édit   de   janvier    1562      127 

l'a  toléré,  et  encore  le  lieutenant  du  Roi(^),  qui  y 
a  été  envoyé,  les  y  a  vus,  et  confia  et  remit  l'af- 
faire au  bon  plaisir  de  Sa  Majesté.  Se  sont-ils 
contentés  de  cela  ?  On  vit  lors,  qu'à  toute  bride 
ils  se  sont  laissés  aller  à  leurs  passions  et  nous  ont 
accoutumés  à  voir  et  souffrir,  en  moins  d'un  an, 
ce  que  la  couronne  de  France  n'avait  souffert 
de  ses  sujets  en  mille  ans  qu'il  y  a  qu'elle  est 
établie  ;  et  c'a  été  pour  nous  enseigner  que  les 
folles  têtes,  si  on  les  laisse  un  peu  envieillir  en 
leurs  folies,  ne  se  peuvent  pas  après  gagner  par 
l'indulgence,  mais  reprendre  et  contenir  par  la 
punition. 

Mais  [s'] ils  vivront  plus  paisiblement  quand 
ils  sauront  que  le  roi  a  permis  à  chacun  de  vivre 
en  sa  doctrine,  on  se  trompe.  Ils  ont  tous  pensé 
cela  longtemps  y  a  et  cela  leur  a  donné  l'audace 
de  faire  toutes  ces  folies,  auxquelles  ils  n'eussent 
jamais  pensé  s'ils  eussent  cru  que  le  Roi  se  fut 
à  bon  escient  courroucé  de  voir  ériger  en  France 
un  nouvel  ordre  d'Église. 

Aussi  c'est  une  vaine  fantaisie,  et  vraiment 
un  songe,  d'espérer  concorde  et  amitié  entre 
ceux  qui  tout  fraîchement  ne  viennent  que  de  se 
tirer  et  se  départir  de  cette  querelle,  que  l'une 
estime  l'autre  infidèle  et  idolâtre.  C'est  une  noise 
qui  se  réveille  toujours,  en  la  conversation  ordi- 
naire, par  la  dispute,  pour  l'usage  des  ordonnances 


128  MÉMOIRE     TOUCHANT 

de  notre  religion  ;  et  bref,  il  n'y  a  heure  du  jour 
où  il  n'y  ait  quelque  chose  qui  renouvelle  la 
mémoire  du  différend,  même  que,  de  malheur, 
en  toutes  les  deux  parts  les  passionnés  (qui  sont 
le  plus  grand  nombre)  sont  abreuvés  de  cette 
pernicieuse  opinion  que  leur  cause  est  si  bonne 
et  si  religieuse  que  pour  l'avancer  il  n'y  a  point 
de  mauvais  moyen.  D'où  nous  avons  vu  sortir 
ces  meurtres  cruels  et  cette  rage  populaire  de 
ceux  de  Cahors  {^),  et,  de  l'autre,  ces  prises 
ordinaires,  pilleries  et  brûlements  de  temples, 
meurtres,  saccagements,  et  une  infinité  de  forces 
publiques.  Mais  pour  ce  qu'on  ne  se  voit  ja- 
mais si  bien  comme  on  voit  autrui,  regardons  les 
exemples  des  autres  nations,  quant  à  ce  qui 
leur  est  advenu  de  la  permission  de  diverses 
religions. 

L'empereur  Charles  V(^)  fut  contraire  de  le 
permettre  en  Allemagne  ;  et  n'a  l'on  vu  autre 
chose  sortir  de  cela  que  guerres  et  infinies  cala- 
mités par  toute  l'Allemagne.  De  sorte  que  c'est 
pitié  de  voir  cet  État-là,  au  prix  ou  bien  de  celui 
d'Espagne  et  d'ItaHe,  où  on  n'a  rien  souffert, 
ou  bien  encore  de  l'Angleterre,  où  toute  la  reli- 
gion a  été  changée  tout  à  coup.  Je  laisse  à  part 
qu'il  n'y  a  nulle  réformation  de  vie,  comme  leurs 
réformateurs  mêmes  se  plaignent,  mais  je  ne 
parle  maintenant  que  des  séditions. 


l'édit    de  janvier   1562      129 

Il  me  semble  que  je  vois  devant  mes  yeux 
que  si  on  entretient  ainsi  deux  opinions  diverses, 
et  qu'on  permette  que  chacun  ait  son  Eglise  et 
ses  ordonnances,  il  ne  tardera  guère  qu'on  verra 
un  nombre  infini  qui,  sur  ce  différend,  mépri- 
seront l'une  Église  pour  l'amour  de  l'autre,  et 
les  quitteront  toutes,  et  la  France  se  remplira 
d'impiété  et  d'irréligion.  Cela  est  fort  à  craindre, 
car  chose  du  monde  ne  mène  tant  les  choses 
à  l'impiété  que  de  voir  mêmement  en  même 
peuple  diverses  assemblées  tenant  diverses  reli- 
gions, et  d'une  opinion  maintenue  aussi  constam- 
ment des  siens  que  l'autre  des  autres,  et  chacun 
se  vantant  avoir  Dieu  pour  lui.  Mais  pour  le 
moins  une  chose  est  bien  certaine,  qu'aux  lieux 
où  il  y  a  eu  licence  de  tenir  deux  religions, 
de  ces  deux-là  en  sont  nées  infimes  d'autres 
et  n'est  possible  qu'il  n'advienne  autrement. 
Martin  [Luther]  eut  une  saison  Caroletad  (^)  pour 
compagnon  ;  après  il  fit  bande  à  part  et  com- 
mença de  mettre  en  avant  l'opinion  du  sacrement, 
qui  depuis  a  eu  de  grands  auteurs,  Zwingle(*), 
Ecolampe  (^)  et  Jean  Calvin.  D'une  autre  secte, 
Schuenfelde  {*)  a  ses  partisans.  Les  anabaptistes 
se  sont  déclarés  et  ont  fait  des  tragédies  horribles. 
Les  anti-moines  se  sont  mis  en  avant.  Osiandre  (^) 
a  commencé  une  nouvelle  secte  de  la  justice 
essentielle  de  Dieu  en  l'homme;  Illyricus  Flacus(*) 


130  MEMOIRE    TOUCHANT 

une  autre  ;  Stancarus  (^)  en  Pologne  de  l'office  de 
médiatement  propre  seulement  à  la  nature 
humaine  du  Fils  de  Dieu.  J'en  laisse  un  nombre 
infini  d'autres  qui  sont  les  vrais  rejetons  de  l'in- 
térim et  de  la  licence  de  débattre  et  prêcher 
à  plaisir  de  la  religion.  Ne  pensons  donc  pas 
permettre  deux  religions,  mais  voyons  qu'en 
permettant  ces  deux  nous  en  permettons  tant 
qu'il  en  pourra  naître,  dans  l'esprit  des  gens  fan- 
tasques et  envieux  pleins  d'ambition.  Et  à  vrai 
dire,  si  nous  souffrons  deux  Églises,  quelle  raison 
en  saurait-on  rendre,  sinon  le  nombre  de  ceux 
qui  en  veulent  qui  est  une  loi  pour  jamais 
qu'il  faudra  que  le  Roi  donne,  et  que  plusieurs 
lui  demanderont  s'ils  sont  en  nombre  redou- 
table ;  qu'il  advienne  que  l'opinion  du  sacrement 
des  églises  de  Saxe,  qui  est  celle  de  Luther,  se 
publie  en  France,  comme  il  est  aisé,  comment 
pourra-t-on  refuser  à  ceux  qui  le  tiendront  une 
église,  non  plus  qu'à  ceux  qui  suivent  Calvin  ? 
D'être  de  l'Église  romaine  ils  ne  sauraient. 
Et  iront-ils  sans  faire  tort  à  leur  conscience 
d'être  de  l'Église  de  ceux  qui  tiennent  l'opinion 
Zwinglienne  ?  Ils  ne  pourront,  l'ayant  en  horreur. 
Quel  remède  sinon  de  partir  encore  l'Église  de 
Dieu  et  y  faire  une  autre  pièce,  comme  les 
pères  à  qui  il  naît  d'autres  enfants,  après  le  pre- 
mier testament,  qui  augmentent  le  nombre  des 


l'édit   de   janvier    1562      131 

parties  de  leur  hérédité.  Eh  quoi  !  s'il  vient 
encore  d'autres  opinions,  il  faudra  encore  faire 
subdivision.  Dira-t-on,  si  ce  sont  opinions  im- 
pies, on  ne  les  permettra  pas  comme  l'on  fait 
celles-ci  qui  sont  supportables.  C'est  une  mau- 
vaise couleur,  car  on  voit  bien  qu'on  ne  permet 
pas  ce  qu'on  veut  permettre  pour  jugement  qu'on 
fait  de  deux  opinions,  mais  pour  la  multitude  de 
ceux  qui  la  tiennent.  Davantage,  puisqu'il  est 
nécessaire  que  l'une  des  deux  soit  vraie,  il  faut 
que  l'une  soit  non  seulement  fausse,  mais  fort 
mauvaise,  car  l'Église  romaine  tient  les  protes- 
tants pour  hérétiques,  quant  aux  sacrements  et 
infinis  autres  points,  et  les  protestants  appellent 
les  catholiques  idolâtres.  Donc,  si  le  Roi  en  entre- 
tient deux  par  nécessité,  il  en  entretient  une  fort 
méchante. 

Et  outre,  quelle  est  la  fin  de  ce  conseil  de 
maintenir  deux  religions  ?  Jamais  on  ne  parla, 
en  république  aucune,  d'entretenir  quelque  di- 
versité, sinon  qu'en  attendant  et  jusques  à  quelque 
certain  temps.  Qu'est-ce  qu'on  attendra  donc  ? 
Et,  si  on  n'attend  rien,  qui  ouït  jamais  parler  de 
telle  délibération  ?  Chacun  vive  comme  il  l'en- 
tend et  croit  si  bon  lui  semble.  C'est  autant  à  dire 
comme  si  on  disait  :  établissons  la  discussion 
qui  est  à  présent,  par  l'ordormance  du  Roi, 
et,    de    peur    qu'elle    cesse,    autorisons-la    pour 

L\    BOÉTIE  g 


132  MEMOIRE     TOUCHANT 

jamais.  Je  crois  qu'il  n'y  a  personne  qui  se 
propose  une  si  inepte  résolution.  Si  on  attend 
quelque  fin,  comment  et  par  quel  moyen  ?  Si 
c'est  que  l'ordre  s'y  mette  de  lui-même,  quelle 
imprudence  est-ce  de  laisser  aller  la  navire  sans 
gouvernail,  et  attendre  qu'il  arrive  à  port  de 
salut.  Le  Roi  ne  peut  mettre  ordre,  et,  pour  cette 
cause,  il  abandonne  l'affaire  et  espère  que  par 
rencontre  l'ordre  s'y  mettra.  Pour  vrai,  l'ordre 
s'y  mettra  ;  mais  c'est  l'ordre  qui  viendra  de  la 
multitude  et  de  sa  belle  police,  qui  sera  tel 
comme  il  a  toujours  accoutumé  d'être,  venant 
de  telle  main,  c'est-à-dire  la  ruine  entière  et 
d'eux  et  de  leurs  maîtres. 

Reste  le  dernier  point.  On  attendra  le  Conseil. 
Il  ne  s'assemblera  jamais.  De  quoi  il  n'est  jà 
besoin  d'alléguer  les  raisons,  qui  sont  trop  appa- 
rentes. Mais  mettons  qu'il  s'assemble  ;  ce  sera 
si  tard  qu'entre  ci  et  là  nous  aurons  eu  beau 
loisir  de  voir  tout  ruiné.  Et  quand  il  sera  tenu 
de  bonne  heure,  quelle  espérance  peut-on  avoir 
de  faire  tenir  rien  qui  soit  [mieux]  ordonné  que 
les  princes  ne  le  feront  avec  la  force.  Ainsi, 
quand  ils  auraient  ordonné  quelque  chose  au 
Conseil,  en  serait-il  de  même  qu'à  présent.  C'est 
qu'il  faudrait  que  le  Roi  en  fit  l'exécution,  qui 
est  en  toutes  choses  le  tout,  et  dès  lors  il  commen- 
çât à  faire  ce  qu'il  devait  faire  à  présent  ;  et 


l'édit   de  janvier    1562      133 

faudrait,  ou  que  la  chose  demeurât  mutile,  ou 
que  le  Roi  y  mit  la  main  pour  la  faire  observer 
à  bon  escient.  Et  pourquoi  attendra-t-il  jusque 
lors,  puisque  le  mal  est  à  cette  heure  si  pressant 
et  que,  toujours  ayant  crû  avec  le  temps,  il  serait 
encore  lors  plus  mal  aisé  qu'à  cette  heure. 

Mais  il  y  a  plusieurs  inconvénients  à  refuser 
l'intérim.  Premièrement,  on  allègue  qu'il  n'est 
pas  nouveau  qu'en  un  empire,  sous  même  prince, 
les  sujets  vivent  paisiblement,  alors  qu'ils  tiennent 
diverses  religions.  Sous  l'Empire  romain,  il  y 
avait  autant  de  religions  que  de  nations,  et  toute- 
fois, à  cette  occasion,  il  n'en  vint  jamais  aucun 
inconvénient  mémorable.  Encore  aujourd'hui 
le  Grand-Seigneur  a  sous  sa  main  des  peuples, 
non  pas  seulement  de  diverses  opinions,  mais 
directement  contraires,  et  plusieurs  villes  d'Alle- 
magne et  de  Suisse  se  sont  maintenues  de  notre 
temps  en  cette  diversité. 

Davantage,  il  ne  faut  pas  croire  que  l'empereur 
Charles  cinquième  étant  en  même  trouble  en 
Allemagne,  auquel  le  Roi  se  voit  maintenant, 
permit  l'intérim  de  son  gré  ;  mais  il  prit  ce 
conseil  vaincu  par  les  circonstances  et  obéissant 
à  la  nécessité  du  temps.  Et  nous  en  sommes  en 
même  désordre  [de  sorte]  qu'il  ne  faut  pas  faire 
difficulté  d'accorder  ce  qu'on  ne  peut  refuser. 
Et  puisque  les  nouvelles  églises  sont  tant,  et  de 


134  MÉMOIRE     TOUCHANT 

si  grande  multitude  d'hommes,  c'est  folie  de 
penser  ou  espérer  de  les  supprimer,  et  c'est 
plutôt  un  souhait  qu'une  délibération.  Ce  sont, 
à  peu  près,  les  raisons  qu'on  déduit.  Mais  il  est 
bien  aisé  de  répondre  à  ce  qu'on  dit  que,  souvent 
et  en  beaucoup  de  lieux,  plusieurs  religions  se 
sont  comportées  en  une  république.  Quant  aux 
vagues  superstitions  des  gentils,  il  ne  se  faut  pas 
ébahir  s'il  y  en  avait  :  autant  de  pays  et  autant 
de  diverses  façons  de  religion  ;  car  elles  étaient 
toutes  compatibles  et  une  ne  tendait  pas  à  la 
ruine  de  l'autre,  pour  ce  qu'ils  étaient  tous  d'ac- 
cord qu'il  y  avait  des  dieux  sans  nombre.  Et  bien 
que  chaque  peuple  eut  les  siens,  si  ne  condam- 
nait-il pas  les  dieux  de  ses  voisins  pour  les  avoir 
autres,  pour  ce  que  la  race  de  leurs  dieux  ne 
refusait  point  compagnie.  Entre  nous,  tout  au 
contraire,  et  c'est  pour  autant  qu'il  est  bien  aisé 
que  tant  [de]  diverses  opinions  toutes  fausses 
s'y  comportent.  Mais  d'accoupler  la  vérité  et  le 
mensonge  il  est  impossible,  de  tant  que  l'une 
nécessairement  chasse  l'autre.  Ainsi  toutes  les 
erreurs  des  anciens  se  souffraient  bien  ;  mais  dès 
lors  que  la  vraie  clarté  de  l'Évangile  est  venue, 
qui  démentait  toutes  les  idolâtries  des  gentils, 
lors  a  commencé  de  se  manifester  l'incompati- 
bilité de  la  religion  vraie  et  des  fausses.  Et 
oncques  ce  combat  n'a  cessé  jusques  à  tant  que  la 


l'édit    de   janvier    1562      135 

vérité  a  vaincu  la  mensonge  et  que  la  lumière 
a  chassé  les  ténèbres.  Or,  tout  ainsi  que  notre 
loi  ne  pourrait  souffrir  aucunement  le  paganisme, 
ainsi  en  soi  elle  ne  peut  souffrir  diverses  sectes, 
étant  la  vérité  une,  pure  et  simple,  et  n'entrant 
jamais  en  composition  avec  ce  qui  est  faux  et 
abusif.  Et  c'est  vouloir  faire  violence  à  la  naturelle 
pureté  de  notre  foi,  de  penser  qu'elle  ait  quelque 
naturelle  communication  avec  ce  qu'elle  rejette. 
Quant  aux  chrétiens  qui  vdvent  sous  la  tyrannie 
du  Turc,  il  est  bien  aisé  à  voir  que  cela  n'a  rien 
de  semblable  avec  notre  propos.  Le  Grand 
Seigneur  fit  la  guerre  aux  empereurs  grecs, 
et,  à  la  fin,  détruisit  entièrement  cet  empire  ; 
et  depuis  a  usé  de  la  Grèce,  Macédoine  et  Escla- 
vonie  comme  de  terre  conquise  ;  et  les  habitants, 
battus  de  la  longue  guerre  et  réduits  à  une 
extrême  misère,  s'estiment  trop  heureux  que  le 
Grand  Seigneur  les  laissât  vivre  tributaires  sous 
sa  seigneurie,  sans  les  contraindre  de  laisser  leur 
foi.  Et  depuis  ils  sont  tenus  de  sa  cour  et  captivés 
en  une  si  misérable  servitude  que  ce  n'est  pas 
merveille  si  les  Chrétiens  peuvent  vivre  paisible- 
ment avec  les  Turcs,  mais  c'est  un  miracle  de  la 
puissante  main  de  Dieu  qu'il  y  ait  encore  des 
Chrétiens. 

Et  encore  j'ai  opinion  que  le  nôtre  se  com- 
porterait plutôt  avec  le  paganisme  qu'avec  l'hé- 


136  MÉMOIRE     TOUCHANT 

résie.  Ceux  qui  ont  des  biens  divisés  et  bornés 
n'ont  pas  sitôt  querelle  que  ceux  qui  ont  des  biens 
communs  et  en  société,  pour  ce  que  communé- 
ment c'est  occasion  de  tous  les  différends  que 
d'avoir  quelque  chose  à  départir.  Notre  religion, 
en  ce  pays-là,  ne  se  mêle  point  avec  l'autre  et 
n'ont  rien  de  commun  ensemble.  Mais  c'est 
autrement  en  ce  qui  se  propose,  —  vu  la  commu- 
nauté d'une  même  créance  que  les  deux  parts 
ont,  celle  même  est  l'occasion  d'attaquer  la 
querelle  sur  leurs  différends.  Encore  y  a-t-il 
un  autre  point  :  que  deux  religions,  quand  elles 
sont  toutes  deux  vieilles  et  enracinées  de  longue 
main,  ne  se  querellent  jamais,  ni  si  volontiers, 
ni  tant,  ni  si  opiniâtrement  que  deux  dont 
l'une  est  ancienne  l'autre  nouvelle  ou  toutes 
nouvelles,  pour  ce  que  la  chaleur  est  à  la  première 
pointe  ;  et  tout  ainsi  que  l'on  voit  aux  âges  de 
l'homme  que  la  jeunesse  est  bouillante  et  pleine 
de  ferveur  au  prix  des  autres,  ainsi,  en  toutes 
choses,  les  commencements  emportent  la  plus 
grande  part  de  l'ardeur  et  violence. 

Quant  à  l'exemple  des  villes  de  l'Allemagne 
et  de  Suisse,  qui  ont  reçu  deux  religions,  et  [de] 
l'Empereur,  qui  accorde  l'intérim,  il  ne  faut  pas 
tant  prendre  garde  au  conseil  qu'ils  ont  pris, 
qu'on  n'avise  encore  plus  au  succès  qu'on  a  vu 
advenir  de  ce  conseil.  Car  il  est  bon,  en  un  mau- 


l'édit   de  janvier    1562      137 

vais  passage,  avoir  quelqu'un  qui  passe  devant 
pour  essayer  le  gué.  Mais  ilne  sert  de  rien  d'en 
avoir,  si,  encore  qu'il  s'en  soit  mal  trouvé, 
on  s'est  résolu  de  le  suivre.  Fut-il  oncques  un 
si  misérable  Etat  que  celui  où  l'Allemagne  a 
été  depuis  l'an  15 17  jusques  à  l'an  1553  et  qu'il 
est  encore }  Où  a-t-on  vu  tant  d'exemples  de 
cruautés  inouïes,  de  massacres,  tant  de  nouvelles 
pertes,  d'étranges  hérésies  et  inconnues,  si  grande 
incertitude  de  religion  ?  Bref,  tant  de  confusion 
et  une  perturbation  si  grande,  que  cette  pauvre 
région  peut  faire  pitié  à  ses  ennemis  mêmes. 
Et  sans  doute  la  cause  n'est  pas  autre  sinon  que, 
la  diversité  des  opinions  y  étant  tolérée,  et  ayant 
grand  nombre  de  grands  princes,  puissantes 
villes,  chacun  a  voulu  vivre  à  sa  mode  ;  et,  selon 
les  diverses  passions,  ils  se  sont  partis  en  opinions 
et  y  ont  rangé  leurs  peuples.  De  sorte  que,  par 
ce  moyen,  il  s'est  engendré  un  mélange  d'erreur, 
et  de  là  vint  infinité  de  calamités  horribles. 
Ceux  qui  ont  pris  garde  à  l'état  des  choses  qui 
se  sont  passées,  savent  bien  qu'il  y  est  mort, 
depuis  ce  commencement  des  troubles,  plus  de 
deux  cent  mille  hommes. 

L'Empereur  fut  contraint  de  permettre  ce 
qu'il  ne  voulait  pourtant,  parce  qu'il  avait  à  faire 
non  pas  à  son  peuple  naturel,  mais  à  un  grand 
nombre  de  grands  et  puissants  princes,  comme  le 


138  MÉMOIRE    TOUCHANT 

duc  de  Saxe(^),  [le  L]andgrave,  le  marquis  de 
Brandebourg,  le  duc  de  Vitember,  les  villes  d'Alle- 
magne. Il  n'avait  pas  là  une^pleine  et  entière 
domination  comme  sur  ses  vrais  sujets  ;  et, 
davantage,  il  fallut  qu'il  reçut  cette  condition 
de  ne  contreroUer  personne  pour  assembler 
en  un  les  forces  de  l'Allemagne,  afin  de  résister 
à  l'armée  du  Grand  Seigneur,  qui  venait  lors  à 
Belgrade.  Au  contraire,  notre  Roi  n'a  qu'à  faire 
à  son  peuple,  et  duquel  il'test  pleinement  et  abso- 
lument maître  et  seigneur  ;  et,  en  lieu  que  la 
crainte  du  Turc  mène  l'Empereur  à  cette  extré- 
mité de  laisser  vivre  chacun  à  sa  mode,  tout  au 
contraire  les  avertissements  de  nos  voisins  nous 
somment  de  ne  le  faire  pas. 

Reste  ce  point  qu'il  n'y  a  lieu  de  consultation 
là  où  il  est  impossible  de  faire  autrement,  et 
qu'à  cause  de  la  multitude  des  églises  nouvelles, 
il  faut  céder  à  la  nécessité,  contre  laquelle  aucune 
raison  ne  psut  valoir  ;  cr,  à  cette  occasion, 
puisque  le  Roi  ne  veut  introduire  la  nouvelle, 
[mais]  du  tout  maintenir  l'ancienne,  [je  crois] 
qu'il  n'y  a  que  ce  moyen  de  les  maintenir  toutes 
deux. 

Premièrement,  je  dirai  ce  qu'il  me  semble 
être  bon  de  faire,  et  puis  après  il  faudia  voir  s'il 
est  possible  de  l'exécuter.  Mon  avis  est  de  com- 
mencer par  la  punition  des  insolences  advenues 


*  '■ 

l'édit  de  janvier    1562      139 

à  cause  de  la  religion,  et  après  ne  laisser,  com- 
ment que  ce  soit,  [qu'June  Église,  et  que  ce  soit 
l'ancienne,  mais  qu'on  réforme  tellement  celle-là 
qu'elle  soit  en  apparence  toute  nouvelle,  et  en 
mœurs  toute  autre  ;  et,  en  ce  faisant,  user  telle 
modération  qu'en  tout  ce  que  la  doctrine  de 
l'Église  pourra  souffrir,  on  s'accorde  aux  protes- 
tants, pour  les  ranger  en  im  troupeau,  faire  reve- 
nir ceux  qui  ne  seront  trop  délicats  et  leur  donner 
moyen  de  se  réunir  sans  offenser  leur  conscience, 
et  non  pas  déchirer  la  part  de  Jésus-Christ 
en  deux  bandes,  chose  détestable  devant  Dieu, 
et  certaine  révélation  de  son  ire,  et  indubitable 
présage  de  l'entière  ruine  de  ce  royaum  ;. 

Sur  toutes  choses  et  avant  rien  f.iire,  il  faut 
faire  rigoureuse  punition  des  forces  publiques 
qui  ont  été  faites  par  toute  la  France,  car  il  est 
bien  aisé  de  contenir  en  effet  un  peuple  accou- 
tumé et  nourri  à  obéir  par  une  médiocre  sévérité 
au  châtiment  des  fautes  qui  se  font  journelle- 
ment ;  mais  il  est  impossible  de  remettre  le 
populaire  en  train  d'obéir,  s'étant  si  lourdement 
débauché  par  une  grande  rigueur  et  un  exemple 
afférent  ;  et  si  on  ne  lui  fait  voir  la  terrible  face 
de  la  Justice  courroucée,  ils  ne  sauraient  crcire 
que  le  Roi  fait  autre  chose  que  de  se  jouer  avec 
lui  et  le  flatter,  et  n'éprouve  à  bon  escient  sa 
puissance  et  son  bras  rigoureux.  La  miséricorde. 


140  MEMOIRE    TOUCHANT 

rarement  employée  et  avec  jugement,  est  une 
belle  et  singulière  vertu  en  un  prince  ;  mais  la 
clémence  ordinaire  et  sans  distinction  de  dis- 
cipline est  l'entière  subversion  de  tout  l'ordre. 

Le  moyen  de  châtier  le  peuple  n'est  pas  d'en 
donner  la  charge  aux  gouverneurs  des  pays,  car 
il  faut  qu  'ils  soient  punis  par  la  vraie  et  naturelle 
Justice.  C'est  la  Justice  qui  a  été  outragée  ; 
c'est  elle  qu'il  faut  rétablir,  si  le  Roi  veut  régner. 
Et  maintenant  ce  qu'on  a  principalement  à  faire, 
c'est  d'enseigner  les  sujets  du  Roi  à  le  révérer  et 
les  remettre  en  ce  chemin  de  lui  porter  honneur  ; 
et  autrement  il  n'y  aura  jamais  fin  de  cette  malé- 
diction. 

Soit  donc  de  chaque  Parlement  envoyée  une 
Chambre  pour  passer  par  les  lieux  où  les  plus 
grands  excès  ont  été  faits,  qui  fasse  les  procès 
et  les  juge,  et  soit  accompagnée  des  gouverneurs 
avec  forces  pour  assister  à  ceux  qui  seront  em- 
ployés par  la  Justice,  pour  la  capture  et  autres 
exécutions  de  leurs  jugements.  Que  cette  Chambre 
ne  recherche  en  façon  quelconque  personne  pour 
la  religion,  mais  seulement  vaque  à  la  punition 
des  insolences,  de  voies  de  fait  et  de  forces  pu- 
bliques ;  et  encore,  pour  ce  que  le  nombre  est 
infini  des  lieux  où  tels  excès  ont  été  commis, 
il  faudra  choisir  les  endroits  où  sont  advenues  les 
plus  grandes  violences  et  si  renommées  qu'on 


l'édit  de  janvier    1562      141 

ne  le  peut  dissimuler  ;  surtout  qu'il  y  ait  punition 
des  chefs  et  quelques  exemples  mémorables, 
mais  rares,  et  en  peu  de  lieux,  comme  rasement 
de  maison  et  démantelhment  de  ville. 

Ce  sera  pour  venger  les  injures  faites  au  Roi, 
et  pour  disposer  le  peuple  à  recevoir  à  l'avenir 
les  lois  qu'il  fera.  On  nî  saurait  croire  de  com- 
bien, après  cette  terreur,  il  sera  plus  traitable, 
plus  facile  à  ranger,  plus  aisé  à  contenter. 

Voilà  le  moyen  de  réprimer  les  insolences  ; 
mais  il  faut  aussi  réformer  l'Église  ancienne,  et, 
en  la  réformation,  s'aviser  de  supporter  ceux  qui 
l'ont  laissée,  pour  les  rappeler. 

Les  moyens  de  s'accommoder  sont  de  laisser 
indifférent  de  quoi  ils  s'offensent  et  dont  nous 
sommes  en  controverse.  Nous  sommes  en  diflFé- 
rend  ou  bien  pour  raison  des  choses  qui  consistent 
en  opinions,  ou  bien  à  cause  de  celles  qui  gisent 
en  observations  et  harmonies  extérieures.  Pour 
le  regard  des  opinions  on  se  trompe  fort  si  on 
pense  que  tant  d'hommes  se  soient  séparés  de 
nous  pour  la  contrariété  de  l'opinion.  En  la 
plupart  des  choses,  de  cent  mille  hommes  qu'il 
y  a,  par  aventure,  en  France,  aux  églises  réfor- 
mées, il  y  en  a,  possible,  deux  cents  qui  savent 
de  quoi  il  est  question.  Tous  les  autres  savent 
bien  qu'il  y  a  différend,  mais  non  pas  qu'il  y  a 
grand  peine,  ni  de  quoi.  Et  cela  se  verrait  si  on 


142  MEMOIRE    TOUCHANT 

leur  proposait  les  différends  qui  sont  les  plus 
grands,  comme  du  péché  originel,  de  la  prédesti- 
nation, de  la  providence,  de  l'élection  et  répro- 
bation, de  la  justification,  des  œuvres  de  la  foi  ; 
si  la  foi  est  simplement  créance  ou  assurance  de 
son  élection  ;  s'il  suffit  d'être  enfant  des  fidèles, 
ou  si  le  baptême  extérieur  est  nécessaire  à  salut  ; 
si  le  corps  et  sang  de  Jésus-Christ  en  l'Eucharistie, 
est  reçu  corporellement,  comme  disent  les  catho- 
liques, et  Luther,  ou  seulement  en  foi,  comme 
dit  Zwingle  et  Calvin  ;  si  la  substance  du  pain 
demeure,  comme  veut  Martin  [Luther],  ou  si 
elle  n'y  est  plus,  comme  veut  l'Église  romaine. 
Lors  connaîtra  on  clairement  qu'ils  ne  se  sont 
point  séparés  pour  pensée  que  nous  ayons  en 
cela  mauvaise  opinion,  car  ils  ne  savent  ni  la 
nôtre  ni  la  leur  ;  et  souvent,  à  les  en  ouïr  parler, 
ils  parlent  aussitôt  contre  leur  doctrine  que  contre 
la  nôtre.  Mais  c'est  l'autre  différend  qui  les  fait 
désunir,  nos  cérémonies  et  observations  ;  car 
cela  est  visible  et  consiste  en  l'apparence  exté- 
rieure, à  quoi  le  populaire  a  toujours  coutume  de 
s'arrêter  plus  qu'à  nulle  autre  chose.  Et  en  cela, 
à  mon  avis,  si  on  y  prend  garde,  de  ce  quoi  ils 
se  scandalisent  le  plus  est  ce  que  nous  pouvons 
accoutrer  le  plus  aisément,  sans  faire  aucun  tort 
à  notre  doctrine.  Il  est  vrai  que  je  ne  prétends 
pas  contenter  les  chefs  de  leur  religion,  qui  ne 


l'édit   de  janvier    1562      143 

seront  jamais  satisfaits,  quelle  mine  qu'ils  fassent, 
sinon  qu'on  leur  laisse  une  grande  domination, 
un  empire  spirituel  en  tout  semblable  à  celui  du 
Pape,  sinon  en  la  magnificence  qui  se  voit  par 
dehors.  Mais  je  parle  de  contenter  le  grand  nombre 
de  ceux  qui  ont  quitté  notre  Église,  où  ils  avaient 
été  faits  chrétiens,  pour  les  scrupules  qu'on  leur 
a  mis  devant  les  yeux  ;  de  ceux  là,  veux-je  dire,  et 
de  la  plus  grande  part,  que  ce  qui  les  scandalise 
le  plus  en  notre  Église,  c'est  ce  que  nous  pouvons 
ou  laisser  du  tout  ou  rhabiller  sans  aucun  pré- 
judice de  notre  cause. 

Ils  ne  peuvent  souflFrir  l'usage  des  images. 
Pourquoi  pense-t-on  que  ce  soit?  Si  dans  les 
Églises  on  n'eût  fait  autre  chose  des  images, 
sinon  de  les  tenir  comme  des  autres  pierres  et 
l'autre  bois,  qui  eut  été  si  délicat  de  le  trouver 
mauvais,  puisque  personne  ne  se  scandalise 
de  voir  aux  maisons  les  tableaux,  les  portraits, 
les  tapisseries,  les  images  taillées  ?  Mais  en  autre 
manière  en  use-t-on  aux  temples  et  autrement 
dans  les  maisons  ;  car,  aux  maisons,  les  portraits 
y  sont  pour  servir  vraiment  de  ce  à  quoi  il  con- 
vient les  employer  :  c'est  ou  pour  l'ornement, 
ou  pour  la  mémoire  des  personnes  représentées, 
ou  pour  tous  deux  ;  et  n'y  a  aucun  qui  là  porte 
chandelle  aux  peintures.  Mais  aux  églises,  au 
contraire,  on  leur  baise  les  pieds,  on  y  fait  of- 


144  MEMOIRE     TOUCHANT 

frande,  on  les  vestit,  on  les  couronne.  Qu'on 
commence  de  faire  cela  même  aux  tapisseries  des 
maisons,  et  commencera  de  réprouver  la  tapisse- 
rie. Ainsi  il  est  aisé  à  voir  que  ce  qui  offense  les 
protestants  n'est  pas  la  chose,  car  [autrement] 
ils  la  trouveraient  mauvaise  partout,  mais  l'usage. 
Donc  que  nuira- t-il  d'ôter  ce  qui  ne  sert  de  rien 
à  nous  et  à  eux  leur  fait  un  grand  scrupule  et  les 
jette  hors  de  l'Église  ?  Conservons,  puisque  l'Église 
l'a  ordonné  il  y  a  douze  cents  ans,  c'est-à-dire 
aussitôt  qu'il  y  a  eu  des  temples  et  que  notre 
foi  a  été  publiquement  reçue  des  princes,  les 
images,  mais  avec  le  vrai  et  pur  usage,  selon 
l'ancienne  intention  :  c'est  qu'elles  servent  au 
temple  pour  la  mémoire  des  martyrs  et  pour  l'or- 
nement et  décoration  du  lieu  destiné  au  service 
de  Dieu,  et  ôtons,  ce  qui  est  advenu,  de  les  honorer 
servilement. 

Soit  donc  ordonné  que  les  peintures  et  images 
taillées  demeureront  aux  temples  sans  plus, 
pour  la  mémoire  et  décoration  ;  y  soit  admonesté 
le  peuple  qu'elles  n'y  sont  que  pour  leur  donner 
occasion  de  s'enquérir  de  la  vie  de  ceux  qui  sont 
représentés,  afin  de  les  honorer  et  encore  plus 
d'essayer  à  les  imiter. 

Au  reste,  qu'il  soit  défendu  de  porter  chandelles, 
de  faire  offrandes,  de  les  baiser  ni  couvrir,  de 
les  vêtir  ni  couronner  de  fleurs,  ni  faire  aucun 


l'édit   de  janvier    1562      145 

honneur  extérieur.  Ainsi  le  peuple  sera  hors  du 
danger  de  tomber  en  idolâtrie,  et  les  adversaires 
n'auront  plus  occasion  de  trouver  non  plus  mau- 
vaises les  peintures  aux  lieux  publics  que  dans  les 
maisons  privées,  et  la  chose  sera  remise  en  son 
premier  et  naturel  état. 

Des  reliques  tout  de  même,  qui  s'offensera 
qu'on  les  garde  soigneusement  aux  temples, 
si  on  ne  les  adore  point,  comme  Eusèbe  narre 
que  les  Chrétiens  firent  de  Polycarpe,  disciple 
de  saint  Jean,  duquel  bon  et  saint  marin,  après 
que  le  corps  fut  brûlé,  les  Chrétiens  amassèrent 
les  cendres  et  les  gardèrent,  mus  d'une  bonne 
et  sainte  affection.  Qu'on  ne  fasse  que  ce  qu'ils 
firent  et  il  n'y  aura  rien  que  les  plus  dégoûtés 
puissent  trouver  étrange.  Qu'elles  soient  donc 
gardées  honorablement,  mais  sans  les  présenter 
aucunement  à  baiser  ni  adorer  ;  qu'à  raison  de 
ce,  qu'il  soit  défendu  d'en  prendre  ni  donner 
rien,  mêmement  pour  ce,  qu'on  ne  peut  ignorer 
que  les  imposteurs  en  aient  supposé  une  infi- 
nité de  reUques  fausses  ;  en  sorte  qu'on  ne  sau- 
rait faire  plus  grand  tort  aux  saints  dont  on  a 
les  vraies,  que  d'honorer  toutes  celles  qu'on 
montre  indifféremment,  puisqu'elles  sont  toutes 
mêlées  et  sans  différence,  étant  certain  qu'une 
partie,  et  la  plus  grande,  ne  sont  que  les  instru- 
ments de  l'avarice  du  clergé  corrompu. 


146  MÉMOIRE    TOUCHANT 

Ayant  ainsi  ôté  l'abus  des  images,  voilà  le 
lieu  pour  en  partir,  et  déjà  c'est  le  moyen  de  re- 
mettre le  peuple  en  sa  première  société,  quand 
le  scrupule  du  site  de  l'assemblée  ne  les  empê- 
chera plus  de  converser  ensemble  ;  car  sans  doute 
c'est  un  grand  point  gagné  pour  la  réconcilia- 
tion d'amitié,  si  on  peut  s'accoutumer  à  se  voir 
et  qu'on  ne  fuie  pas  la  mutuelle  conversation. 

Au  surplus,  ils  n'ont  en  leur  église  que  trois 
choses  :  la  prédication,  la  prière  et  l'administration 
des  sacrements. 

Quant  aux  deux  premiers,  il  est  aisé  de  s'ac- 
commoder ;  le  dernier  est  plus  difficile. 

Pour  le  regard  de  la  prédication,  qu'il  s'en 
fasse  deux  toutes  les  fêtes  :  une  le  matin,  auquel 
le  prêcheur  pourra  librement  prêcher  de  toutes 
choses,  et  en  prêchant,  disputer  et  débattre, 
toutefois  sans  rien  avancer  sur  la  doctrine  de  notre 
Église  ;  et  à  celle-là  ceux  qui  ne  peuvent  porter 
d'ouïr  parler  contre  leur  opinion  ne  se  trouveront 
pas,  s'ils  ne  veulent.  Aussi  est-il  croyable  que 
les  services  accoutumés  d'être  faits  le  matin  les 
en  garderaient.  Mais  qu'il  y  en  ait  un  autre  après 
dîner,  lequel  je  voudrais  être  fait  non  par  reli- 
gieux, mais  par  séculier,  comme  aussi  les  canons 
anciens  défendent  la  prédication  aux  gens  de 
religion,  afin  que  tous  pussent  y  venir  sans  scru- 
pule, et  qu'il  soit  défendu  à  celui-[là]  de  rien 


l'édit   de  janvier    1562      147 

aisputer  ou  proposer,  ni  pour  ni  contre,  qui  soit 
des  points  qui  soient  en  controverse,  lesquels  on 
baillera  par  articles.  Mais  que  le  prêcheur  en- 
seigne purement  l'Évangile  et  le  déclare,  et  fasse 
ce  qui  est  le  principal  de  son  devoir  :  c'est  de 
porter  à  suivre  les  commandements  de  Dieu, 
et  réprimer  les  vices.  S'il  vient  sur  les  lieux  qui 
sont  employés  de  l'une  et  l'autre  part,  qu'il  ne 
fasse  sans  plus  qu'interpréter  le  texte  et  le  tra- 
duire en  français  ;  et  si  on  trouve  malaisé  qu'il 
puisse  tenir  ce  moyen,  qu'on  considère  combien 
est  grand,  et  beau  le  sujet  de  la  prédication, 
encore  qu'il  n'entre  aux  disputes,  si  on  s'emploie 
à  enseigner  les  commandements  de  Dieu,  ra- 
mentevoir  la  grandeur  de  ses  bénéfices,  représen- 
ter la  vigueur  de  son  ire  contre  les  mauvais, 
inciter  à  obéissance  et  humilier  et  retirer  les 
cœurs  de  la  corruption  du  vice.  Bref,  qu'on 
prenne  garde  si  les  bons  et  saints  Pères  ont  eu 
faute  de  matière  en  leurs  homélies,  pleines  d'une 
sainte  pureté  et  d'une  incroyable  élégance,  et 
toutefois  ils  étaient  morts  mille  ans  devant  que 
toutes  les  questions  qui  sont  aujourd'hui  fussent 
mises  en  avant.  Il  faudrait  ordonner  peines  contre 
ceux  qui  contreviendront  à  cet  article,  et,  à 
l'entretien  de  cela,  que  non  seulement  les  pré- 
lats, mais  aussi  la  justice  tint  la  main. 

Quant  à  la  prière,  il  ne  saurait  être  que  fort 

LA   BOÉTIE  10 


148  MÉMOIRE     TOUCHANT 

bien,  qu'au  sermon  d'après-dîner,  le  prêcheur 
fit  une  solennelle  prière  en  français,  talle  quelle, 
à  lui  prescrite  par  quelques  modestes  théologiens, 
comme  il  serait  bien  aise  de  la  faire,  bonne  et 
sainte,  et  telle  qu'aucun  ne  s'en  saurait  plaindre  ; 
et  à  ces  prières,  celui  qui  tiendra  le  lieu  du  privé, 
comme  écrit  saint  Paul  aux  Corinthiens,  ré- 
pondra Amen  ;  voire  tous  les  privés,  c'est-à-dire 
tout  le  peuple,  comme  dit  Justin  martyr,  en  sa 
seconde  apologie  pour  les  chrétiens. 

Reste    l'administration    des    sacrements. 

Quant  au  baptême,  nous  sommes  tous  d'ac- 
cord que  l'eau  seule  y  est  nécessaire  et  la  façon 
solennelle  que  Dieu  même  ordonne  de  sa  bouche, 
au  dernier  de  saint  Mathieu,  baptise  au  nom  du 
Père,  du  Fils  et  du  Saint-Esprit  ;  voire  que  l'Église 
a  toujours  tenu  les  Arméniens  pour  hérétiques, 
à  cause  de  ce  qu'ils  estimaient  que  le  baptême 
n'était  pas  bon  sans  chrême.  Or,  je  pense  qu'en 
ce  sacrement,  il  ne  faut  rien  changer  de  ce  qui 
est  accoutumé  en  l'Église,  pour  deux  raisons  : 
l'une,  de  tant  qu'en  ce  sacrement  qui  est  l'entrée 
au  royaume  de  Dieu,  auquel  nous  faisons  pro- 
fession de  notre  foi  et  du  nom  de  Chrétiens,  on 
ne  peut  rien  inventer  sans  impiété,  car  tout  est 
selon  la  primitive  Église  ;  de  quoi  nous  ne  pou- 
vons, puisque  Denis,  soit-il  l'Aréopagite,  soit-il 
l'évêque  de  Corinthe,  fait  expresse  mention  de 


l'édit   de  janvier    1562      149 

l'insuflation  et  exorcisme,  et  Tertullien  au  livre 
du  baptême,  et  saint  Cyprien  au  Chrême,  au 
premier  livre,  en  l'épître  XII®,  et  saint  Augustin 
en  plusieurs  lieux.  Aussi  je  vois  que  Luther 
s'est  pas  fort  soucié  de  ce  qui  se  fait  en  l'Église, 
quant  au  sacrement,  et  Calvin  même,  et  ceux 
qui  le  suivent,  condamnent  les  anabaptistes  qui 
se  font  rebaptiser,  comme  les  catholiques  an- 
ciennement rebaptisaient  ceux  qui  avaient  été 
lavés  par  les  Paulianistes  et  Cataphryges,  ainsi 
qu'il  est  ordonné  au  concile  de  Nicée. 

Aussi  trouverais-je  fort  bon  d'ajouter  une 
chose  qui  serait  grandement  profitable  pour 
l'édification  et  commode  pour  contenter  ceux  qui 
se  sont  séparés  :  c'est  qu'après  la  solennité 
accoutumée  au  baptême,  celui  qui  baptiserait 
fit,  en  français,  une  explication  des  promesses 
de  Dieu,  en  ce  sacrement,  et  déclaration  de  ce 
qu'il  signifie,  et  la  grâce  qui  lui  est  conférée. 
Et  il  serait  bon  que  cette  exhortation  fut  composée 
par  quelque  théologien,  et  amateur  de  la  concorde, 
qui  put  servdr  à  tous  pour  cet  usage,  afin  de  la  lire 
en  langage  intelligible. 

Le  second  sacrement  que  l'Église  met  en  ce 
compte  est  la  confirmation,  qui  consiste  en 
deux  choses  :  et  l'imposition  des  mains  pour 
confirmer,  et  l'onction.  Quant  à  l'imposition 
des  mains,  on  ne  peut  craindre  en  cela  aucun 


150  MEMOIRE    TOUCHANT 

mécontentement  de  personne.  Car  si  on  com- 
mence de  la  faire  par  manière  d'acquit  seulement, 
comme  la  plupart  des  choses  se  font,  mais  pour 
en  tir^r  fruit,  qui  pourrait  nier  qui  ne  fut  une 
sainte  institution  ?  Et  si  on  revenait  à  la  première 
ordonnance,  qu'on  interrogeât  ceux  qui  ont  com- 
mencé d'entrer  en  l'âge  de  connaissancs  des 
articles  de  notre  foi  et  qu'avec  imposition  des 
mains  l'évêque  priât  sur  eux,  à  ce  qu'ils  reçussent 
le  Saint-Esprit,  il  ne  se  pourrait  nier  que  ce  ne 
fut  selon  la  coutume  des  Apôtres,  comme  il  se 
voit  au  VII^  des  Actes,  et  Calvin  même  proteste 
de  ne  s'en  offenser.  Quant  au  surplus  de  la  chrême, 
à  raison  de  ce,  on  ne  peut  craindre  qu'aucun 
craigne  d'être  en  notre  Église,  car  on  sait  bien 
que  de  tout  temps  jamais  la  centième  partie  en 
la  plupart  des  lieux  n'ont  reçu  cette  onction. 

Pour  le  regard  de  la  communion,  où  semble  être 
plus  grande  difficulté,  si  on  veut  entendre  sans 
contestation  à  la  régler,  je  crois,  si  cela  était  fait,  que 
peu  de  gens  feraient  difficulté  de  la  recevoir  en 
notre  Église.  Premièrement,  pour  le  regard  de  la 
communication  du  calice  aux  laïcs,  je  ne  vois  pas 
pourquoi  on  y  doive  résister  et  s'opiniâtrer  si 
fort,  voyant  les  troubles  avoir  passé  si  avant. 
Aucun  ne  nie  que  l'Église  ne  puisse  accorder 
la  communication  sous  les  deux  espèces,  de  [la] 
sorte  que  le  pape  Paul  l'accorda  aux  Allemands. 


l'édit   de   janvier    1562      151 

En  outre,  on  sait  bien  qu'aucunement  les  laïcs 
communiqueront  aussi,  dont  saint  Cyprien  fait 
expresse  mention,  et  Justin,  et  infinis  autres. 
Puisque  donc  que  l'Église  peut  octroyer  le  calice 
aux  laïcs,  et  l'ôter,  pourquoi  n'aime  cela  mieux 
employer  à  sa  puissance  à  le  bailler  qu'à  le  re- 
fuser, puisque  à  le  baillei  il  y  a  espérance  de  paix, 
et  à  le  refuser  grand  trouble  ? 

Aussi  puisque  la  figure  de  Jésus-Christ  importe 
au  sacrement,  n'en  faisons  point  d'instance  et  ne 
combattons  point  contre  les  délicats  pour  chose 
qui  n'est  pas  de  conséquence. 

Quand  on  baillera  à  communier,  qu'on  dise 
à  la  table,  en  français,  l'institution  de  la  Cène, 
prise  d'un  des  Évangiles  ;  car,  puisque  la  consé- 
cration est  faite  devant,  cela  servira  pour  inciter 
la  foi  des  communiants,  en  quoi  il  n'y  peut 
avoir  aucun  danger  d 'immutation  de  doctnne, 
mais  plutôt  édification  et  encore  moyen  d'accord. 

Qu'avant  la  Cène,  il  se  fasse  un  sermon  de  la 
dignité  du  sacrement,  de  la  preuve  que  chacun 
doit  faire  de  soi-même  de  la  grande  bénignité 
de  Dieu,  de  la  foi,  de  la  contrition  que  chacun 
doit  apporter  à  cette  table  ;  mais  que  ce  soit 
sans  aucunement  entrer  en  dispute  sur  les  opi- 
nions ni  de  Luther,  ni  de  Zwingle,  et  à  la  façon 
des  sermons  qui  se  doivent  faire  les  fêtes  après- 
dîner. 


152  MEMOIRE     TOUCHANT 

Après  ce  prêche,  une  prierai,  et  puis  soudain 
la  communion.  Ainsi  on  suivri  la  même  forme 
qui  est  mot  à  mot  déduite  par  Justin  martyr, 
en  la  seconde  apologie  pour  les  Chrétiens. 

Deux  ou  trois  semaines  devant,  aux  prêches  du 
matin,  les  prêcheurs  pourront  avoir  apprêté  leur 
troupeau  à  communier  dignement,  et  disputer 
encore  s'ils  veulent  éprouver  notre  doctrine  ; 
et  aussi  aux  sermons  d'après  dîner,  sans  rien 
débattre,  le  prêcheur  pourra  avoir  disp>osé  la 
conscience  des  auditeurs. 

Quant  au  sacrement  de  pénitence,  il  n'y  faut 
avoir  occasion  d'estriver,  sinon  pour  le  regard 
de  la  confession  ;  mais,  pour  tant  générale  que 
soit  la  coutume  de  l'Église  que  chacun  confesse 
ses  péchés,  toutefois  c'est  aussi  la  coutume  qu'on 
ne  recherche  point  qui  s'est  confessé,  ni  qui  ne 
s'est  pas.  Je  ne  suis  pas  d'avis  d'user  mainte- 
nant d'une  recherche  curieuse  lorsqu'il  en  est 
moins  besoin,  même  que  si  l'Église  comme  bonne 
mère  attend  patiemment  et  supporte  ses  enfants 
égarés,  je  ne  fais  nul  doutje  qu'avec  le  temps 
tous  ne  soient  bien  contents  de  revenir  à  une  si 
bonne  et  si  sainte  institution  que  la  confession, 
pourvu  qu'elle  soit  remise  à  sa  première  façon, 
et  si  on  en  use  avec  plus  de  crainte  et  de  respect, 
et  principalement  si  la  personne  des  confesseurs 
recommande  la  chose.  Qu'il  soit  donc  défendu 


l'édit   de  janvier    1562      153 

d'en  prendre  rien  ni  d'en  bailler,  et  qu'on  ôte 
ainsi  la  vilité  de  ce  malheureux  gain  ;  qu'on  mette 
quelque  moyen  [terme]  aux  scrupuleux  dénom- 
brements de  la  circonstance  des  péchés  :  qu'on 
regarde  cela  selon  sa  directe  et  véritable  fin, 
c'est  que  le  confesseur  par  une  exhortation  fasse 
avoir  horreur  du  péché  et  appelle  le  pécheur  a 
vraie  contrition  et  pénitence,  non  pas  comme  par 
ci-devant  que  tout  se  faisait  pour  contenter  seu- 
lement et  sans  fruit.  Qu'on  honore  la  chose  de  la 
suffisance  de  ceux  qui  seront  employés  au  mi- 
nistère. Qu'il  y  ait  jours  à  part  destinés  pour  les 
femmes,  assemblées  en  un  lieu,  afin  qu'elles 
aillent  publiquement  à  la  privée  confession  pour 
éviter  soupçon,  et  qu'après  la  confession  il  se 
fasse  un  prêche  pour  exalter  la  pénitence.  Je  ne 
saurais  croire  qu'avec  le  temps  on  ne  vienne  à 
reconnaître  que  c'est  une  bonne  et  sainte  tradi- 
tion de  l'Eglise  universelle,  n'ayant  rien  en  soi 
qu'une  reconnaissance  des  fautes  du  pécheur 
et  douleur  du  péché  commis,  avec  humble 
requête  de  pardon.  Maintenant  pour  ce  qu'on  ne 
voit  quasi  lien  que  chaos  en  la  dépravation,  on 
pense  que  c'est  un  moyen  de  [nous]  gagner  inventé 
de  nouveau.  Si  on  le  voyait  inventé  en  sa  vraie 
forme,  on  reconnaîtrait  lors  que  c'est  ancienne 
tradition  qui  est  de  tout  temps  en  l'Église,  à 
laquelle  le  plus  dégoûté  du  monde  ne  saurait 


154  MEMOIRE     TOUCHANT 

trouver  que  reprendre.  Aussi  saint  Jean  Chry- 
sostôme,  saint  Augustin,  et,  devant  ceux-là, 
le  grand  saint  Basile,  et  encore  avant  lui  l'ancien 
Origène,  Tertullien  qui  est  dans  le  siècle  des 
Apôties,  font  mention,  voire  de  la  particulière 
confession.  Nous  disions  bien  que  pour  bien 
juger  de  la  doctrine,  il  ne  faut  pas  considérer 
l'abus,  ains  l'institution  en  sa  pureté.  Mais  cela 
est  pour  la  dispute  des  savants  et  non  pour 
l'usage  du  populaire,  qui  blâme  ou  loue  la  chose 
seulement  par  ce  qu'il  en  voit,  et  ne  songe  pas  à 
l'origine,  ni  si  de  soi  elle  est  bonne,  et  n'a  garde 
de  juger  de  la  confession  par  ce  qui  se  devrait 
observer,  mais  par  ce  qu'il  voit  en  l'usage  com- 
mun et  ordinaire. 

Pour  le  regard  du  sacrement  d'ordre,  bien  qu'il 
s'en  fasse  de  grandes  disputes,  si  est-ce  qu'elles 
n'empêchent  point  cette  union  qu'il  faut  faire  de 
ce  peuple  démembré.  Car  pourquoi  empêcher[ait] 
cette  dispute  que  nous  ne  vivions  en  une  congré- 
gation, puisque  personne  ne  prend  les  ordres 
qui  ne  veut,  et  qui  le  veut  les  a  en  estime.  Et 
toutefois  je  pense  que  tout  le  mal  ou  la  plus  grande 
partie  vient  de  l'abus  qui  a  été  certain  en  cestui-ci 
et  qu'il  n'est  point  besoin  de  déclarer  davantage, 
de  tant  que  la  faute  est  grossière  et  manifeste. 
Pour  y  remédier,  il  ne  faut  rien  introduire  de 
nouveau,  mais  seulement  renouveler  l'ancienne 


l'édit   de   janvier    1562      155 

façon,  du  tout  ensevelie,  et  en  cela  exécuter  les 
saintes  constitutions  des  Pères. 

Premièrement,  soit  exactement  gardé  l'âge 
ordonné  de  trente  ans,  afin  qu'ils  ne  portent  pas 
le  nom  de  prêtres  sans  cause. 

Après,  soit  pour  jamais  ordonné  le  nombre  des 
prêtres  qui  sera  trouvé  suffisant,  selon  le  gouver- 
neur de  la  charge,  pour  aider  à  celui  qui  sera 
le  pasteur  et  aura  la  principale  cure  du  troupeau. 

En  outre,  et  c'est  le  principal,  pour  que  les 
noms  des  ordres  ne  soient  pas  de  vains  titres  et 
une  pure  moquerie,  mais  vraies  charges  et  offices 
en  l'église. 

Maintenant  on  en  baille  quatre  tout  à  un  coup, 
et  puis  le  reste,  sans  que  celui  à  qui  on  les  baille 
serve  jamais  en  sa  charge,  voire  sans  que  celui-là 
qui  les  a  pris  pense  avoir  autre  chose  à  faire,  à 
cause  de  cela,  sinon  de  bien  garder  ses  titres. 

Soit  donc  ordonné  que  vraiment  par  ordre, 
i.insi  h  nom  le  porte,  qui  sera  fait  premièrement 
ostiarius  serve  de  cet  état,  selon  la  première 
institution,  et  ce  par  quelque  temps  certain. 
Après,  quand  il  sera  lecteur,  qu'il  fasse  pareille- 
ment sa  charge  ;  et  d'exorciste  de  même,  car 
aussi,  anciennement,  l'exorciste  n'était  pas  seu- 
lement pour  l'exorcisme  ;  et  l'acolyte,  puis  du 
sous-diacre  et  diacre,  le  tout  par  certain  espace  ; 
et  pour  le  dernier,  qu'il  soit  fait  prêtre,  s'il  a 


156  MÉMOIRE     TOUCHANT 

exercé  partout  bien  son  office.  Par  ce  moyen, 
on  conservera  l'ordre  en  l'Église,  on  fera  que  l'état 
qui  maintenant  est  vil  reviendra  à  sa  première 
dignité,  et  nous  n'apprêterons  pas  à  rire,  comme 
nous  faisons,  aux  adversaires,  de  bailler  quatre 
offices  successifs  à  une  personne  tout  à  un  coup 
par  égard  seulement  et  non  avec  effet,  et  cela 
même  pour  ne  savoir  pas  à  grand'peine  bien 
lire. 

Au  reste,  les  cures  ne  soient  baillées  qu'à  celui 
qui  sera  passé  par  tous  les  ordres  et  en  outre  qui 
fera  preuve  publique,  avant  d'être  reçu,  de  sa 
suffisance  à  prêcher  et  duquel  la  bonne  vie  soit 
attestée. 

Et  ne  trouverais-je  pas  mauvais  de  prendre  de 
ceux  qui  sont  sortis  de  notre  Église,  pour  en  faire 
une  nouvelle,  une  observation  qu'ils  ont  :  c'est 
qu'au  synode  les  curés  assemblés  devant  leur 
évêque  nommassent  ceux  qui  seront  suffisants 
pour  la  prédication  et  pour  avoir  l'administra- 
tion d'une  église  ;  et  que  l 'évêque,  avec  les  curés, 
choisisse  ainsi  ceux  qui  auraient  témoigné  de 
leurs  églises  qui,  après  advenant  le  cas,  pussent 
être  envoyés  à  la  cure  d'un  troupeau. 

Et  pour  montrer  que  le  Roi  ne  veut  tenir  la 
main  aux  abus  qui  se  font  à  la  trafique  des  béné- 
fices, il  est  nécessaire  que  désormais  il  n'en 
retienne    pas    devant   ses   juges    aucune    cause, 


l'édit   de  janvier    1562      157 

et  qu'on  n'admette  personne  à  demander  en 
façon  quelconque  aucun  bénéfice,  ni  le  plaider. 
Car  c'est  à  l'Église  à  demander  son  chef,  et  à 
l'évêque,  avec  le  conseil  des  pasteurs  qui  sont 
sous  lui,  d'en  pourvoir,  non  pas  à  aucun  de  s'in- 
gérer ;  de  tant  qu'il  s'en  déclare  indigne  par  ce 
fait  même  qu'il  le  demande,  qui  est  une  espèce 
de  simonie  et  ambition.  Par  ce  moyen  on  aboli- 
rait toutes  les  résignations  et  autres  tels  fatras 
qui  ne  sont  entrés  dans  l'Eglise  que  pour  la  ruiner 
de  fond  en  comble.  Ainsi  le  patronage  des  ecclé- 
siastique s'en  irait,  et  quant  à  celui  des  laïcs, 
on  y  pourrait  aisément  mettre  tel  ordre  qu'on 
aviserait,  de  ne  les  intéresser  trop,  et  néanmoins 
avoir  plus  de  respect  à  la  conservation  de  tout 
l'état  ecclésiastique  et  au  règlement  de  cet  ordre 
tout  corrompu. 

Quant  au  dernier  sacrement  de  l'extrême- 
onction,  il  n'en  peut  venir  grand  débat,  de  tant 
qu'on  ne  l'apporte  à  personne,  si  on  ne  va  cher- 
cher les  gens  ecclésiastiques  pour  l'administrer. 

Reste  la  sépulture,  en  laquelle  on  a  accoutumé 
de  montrer  par  les  cérémonies  extérieures,  qu'on 
appelle  deuil,  la  douleur  intérieure,  mettre  les 
morts  en  certain  lieu  et  faire  commémoration 
d'eux  et  prières  pour  eux.  Je  m'assure  que  rien 
de  tout  cela  n'eût  scandalisé  personne,  si,  ce 
qui  était  de  soi  bon,  n'eût  été  tant  couvert  de 


158  MÉMOIRE     TOUCHANT 

corruption,  et  l'abus  que  quelques-uns,  de  leur 
naturel  peu  patients,  n'ont  pas  eu  la  discrétion 
de  regarder  à  l'institution,  mais,  seulement  par 
dehors,  à  ce  qui  se  fait  :  qui  est  ainsi  qu'il  se 
pratique,  une  pure  marchandise  et  violente 
trafique.  On  veut  là  tirer  au  mort  la  couverture 
de  son  coffre,  [on  mesure]  la  lumière  qui  éclaire. 
A  ceux  qui  prient  on  marchande  combien  de 
messes,  si  elles  seront  basses,  si  elles  seront 
hautes  ;  on  met  à  prix  le  son  des  cloches  et 
mille  autres  telles  indignités,  lesquelles  ôtées, 
il  ne  restera  qu'une  sainte  cérémonie,  pleine  de 
piété,  laquelle,  à  mon  avis,  sera  enfin  goûtée 
et  reçue  de  tous.  Non  pas,  par  aventure,  sitôt 
de  maint  un  qui  est  dégoûté,  mais  pour  le  moins 
on  peut  espérer  que  ce  serait  avec  l'aide  de 
quelque  nombre  d'années.  Qu'on  fasse  donc 
seulement  ce  qui  se  trouve  avoir  été  fait  de  tout 
temps,  que  chacun  pleure  sur  son  mort,  comme 
parle  la  Sainte  Écriture,  mais  de  cela  que  la  France 
soit  libre.  Qui  le  voudra  pleurer  avec  le  chaperon 
et  montrer  par  l'habit  la  douleur,  qu'il  le  fasse. 
Qui  ne  voudra  faire  ainsi  n'y  soit  point  contraint. 
Mais  que  l'Église  n'aille  point  chercher  le  corps, 
qui  n'est  autre  chose  que  le  quêter,  et,  comme 
disent  ceux  qui  ont  envie  de  reprendre,  aboyer 
après  la  charogne.  Quand  la  famille  du  mort 
aura  porté  le  corps  au  lieu  destiné,  comme  nous 


l'édit    de   janvier    1562      159 

sommes  en  cela  tous  d'accord  que  l'Église  fasse 
commémoration  du  mort  et  prie  pour  lui  en  ses 
prières,  aux  services  accoutumés  et  ce  dans  le 
temple  seulement  ;  mais  à  tous  également  et  sans 
rien  prendr?,  ni  plus  ni  moins,  pour  les  pauvres 
que  pour  les  riches,  et  sans  en  être  requise,  mais 
de  soi-même,  pour  faire  ce  qui  est  en  elle.  Et 
serait  bon  de  n'approuver  aucun  légat  pour  faire 
faire  service  aucun  en  l'Église  ;  ainsi,  pour  éviter 
tout  soupçon  de  gain  déshonnête  et  ne  profaner 
la  chose  sainte  par  le  commerce,  faire  également 
pour  tous  règle  prise  sans  aucune  distinction. 
S'il  se  faisait  ainsi,  serait-ce  pas  du  tout  fermer  la 
bouche  à  la  calomnie  ?  On  commencerait  donc  à 
trouver  bonnes  les  raisons  comme  elles  sont 
qui  montrent  que  les  oraisons  pour  les  morts 
sont  pleines  de  piété,  et  au  contraire  l'autre 
opinion  inhumaine  et  accompagnée  d'irréligion 
et  d'une  cruelle  ingratitude.  Au  reste,  en  ce  fai- 
sant, attendons  que  de  tout  on  se  rangeât  à  même 
opinion  peu  à  peu,  car  les  maladies  de  l'esprit 
ne  se  guérissent  point  autrement.  Il  n'y  aurait 
aucun  qui  se  put  offenser,  car  personne  ne  serait 
contraint  de  faire  prier  Dieu  pour  les  morts, 
de  tant  que  l'Église  d'elle-même  prierait,  ni  de 
faire  emporter  le  corps  hors  de  la  maison  avec 
chants  funèbres,  quand  il  serait  en  sa  puissance 
d'ensevelir  son  mort. 


l6o  MÉMOIRE    TOUCHANT 

Rien  ne  se  fasse  en  l'Église,  je  ne  dis  pas  à 
prix  d'argent,  mais  du  tout  où  il  y  intervienne 
aucune  mention  de  marché  ou  don,  ni  accordé 
ni  volontaire.  Que  cette  règle  soit  seulement 
gardée  et  on  verra,  en  moins  de  rien,  tous  les  abus 
survenus  tomber  de  soi-même,  et  ne  demeurer 
rien  que  la  pure  et  saine  doctrine  de  l'Écriture, 
et  ce  qui  est  des  traditions  des  Apôtres  et  de 
l'Église  ancienne,  desquelles  je  pense  l'observa- 
tion être  nécessaire. 

J'ai  mis  en  avant  ces  moyens,  non  pas  que  je 
pense  qu'il  fallût  nécessairement  en  user  ainsi, 
ni  pour  opinion  que  j'aie  qu'il  n'y  eût  beaucoup 
d'autres  meilleurs  expédients  ;  mais  seulement 
pour  montrer  ce  chemin,  m 'assurant  que  si  ceux 
qui  ont  expérience  des  affaires  et  sont  pourvus 
de  vertu  suivaient  sa  trace,  il  serait  aisé  de  trou- 
ver ainsi  une  réformation  qui  remettrait  l'Église 
en  son  honneur  et  première  splendeur  et  qui 
ferait  aimer  et  révérer  ses  ennemis.  On  userait 
d'une  telle  modération  qu'on  ferait  d'une  pierre 
deux  coups,  de  tant  qu'on  donnerait  sa  première 
forme  à  l'assemblée  de  Dieu,  et  si,  on  s'accommo- 
derait à  ceux  qui  s'en  sont  séparés  pour  les  y 
rappeler  :  ce  que  je  pense  être  nécessaire,  comment 
que  ce  soit,  afin  qu'il  n'y  ait  point  deux  Églises 
ni  deux  polices,  qui  est  la  vraie  semence  de  tous 
les  malheurs  du  monde,  qui  nous  sont  déjà  sur 


l'édit   de  janvier    1562      161 

la  tête,  si  on  ne  pourvoit  à  détourner  cette  tem- 
pête. 

Mais  en  cela  il  y  a  deux  difficultés  :  l'une 
par  qui  sera  fait  ce  règlement  et  qui  en  a  le 
pouvoir  ;  l'autre  comment  le  pourra- t-on  mettre 
en  œuvre  et  exécuter  ce  qui  sera  ordonné.  Quant 
au  premier,  pour  le  dire  en  un  mot,  je  crois  que 
votre  compagnie  doit  arrêter  la  réformation, 
sinon  pour  le  regard  de  certains  points  qui  sont 
bien  peu  ;  car  d'attendre  que  les  évêques  le 
fassent  par  un  concile  provincial,  c'est  attendre 
par  aventure  le  remède  du  lieu  dont  vient  le 
mal,  et  il  faut  tenir  pour  dit  qu'ils  ne  le  feront 
point.  Et  de  ma  part  je  les  excuse  aucunement, 
car  maintenant  que  des  ecclésiastiques  les  uns 
sont  tous  les  jours  au  danger  de  leurs  vies,  les 
autres  voient  leur  fait  en  un  mer\^eilleux  trouble, 
ce  n'est  pas  bien  la  saison  qu'ils  prennent  le 
loisir  de  penser  à  une  exacte  réformation.  De 
faire  un  colloque  de  théologiens  il  ne  succéda  ja- 
mais bien  en  Allemagne  à  l'Empereur  et  ce  n'est 
qu'irriter  les  parties  l'une  contre  l'autre,  même  que 
chacun  soutient  son  règne  avec  passion.  Ainsi 
il  faut  que  ce  soit  votre  assemblée,  si  on  délibère 
de  le  faire  jamais,  ou  pour  le  moins  si  on  a  envie 
d'en  tirer  quelque  fruit  assez  à  temps  devant  la 
ruine.  Et  donc  les  laïcs  feront-ils  des  lois  sur 
l'Église  et  jugeront-ils  de  la  doctrine  ?  Première- 


102  MÉMOIRE    TOUCHANT 

y 

ment,  je  m'ébahis  que  le  Roi  fasse  scrupule  de 
mettre  la  main  à  l'extirpation  de  si  grossiers 
abus  et  visibles,  et  qu'il  se  fait  conscience  de 
souffrir  et  autoriser  l'introduction  d'une  nouvelle 
Église,  qui  ne  se  bâtit  que  de  la  subversion  de  la 
nôtre,  laquelle  a  été  fondée  en  France  aussitôt 
comme  la  foi  chrétienne  y  a  été  plantée.  Il  nous 
fâche  de  nous  employer  à  rhabiller  la  nôtre  pour 
la  conserver,  et  on  tient  bien  la  main  par  une  per- 
nicieuse patience  de  la  laisser  du  tout  détruire 
et  anéantir,  pour  en  publier  une  déjà  corrompue 
clairement  dès  sa  naissance  et  pleine  de  plusieurs 
erreurs  déjà  condamnées.  Mais  encore  il  appert 
évidemment  qu'ihne  se  faut  arrêter  là;  car, 
excepté  deux  ou  trois  points  de  ce  que  j'ai  dit, 
tout  le  demeurant  n'est  point  chose  que  le  Roi 
ne  puisse  et  ne  doive  faire  et  ne  l'ait  accoutumé. 
Un  seul  évêque  la  pourrait  faire  à  ses  constitu- 
tions qu'on  appelle  synodales.  Aussi  les  synodes, 
en  chaque  diocèse,  n'avaient  été  instituées  pour 
autre  raison  qu'afin  de  rhabiller  à  cette  heure 
ce  qui  se  gâte  en  l'ordre  ecclésiastique,  pour  ce 
qu'il  n'est  possible,  ni  que  le  corps  humain 
se  maintienne  en  santé  sans  purgation,  ni  un 
bâtiment  sans  réparations  ordinaires,  ni  quelque 
police  que  ce  soit  sans  corriger  à  toute  heure  ce 
qui  s'empire  et  remettre  en  leur  lieu  les  parties 
qui  se  jettent  hors  de  leur  place.  C'est  vraiment 


l'édit   de  janvier    1562      163 

l'office  du  Roi  de  tenir  l'œil,  non  pas  pour  usurper 
rien  de  l'autorité  ecclésiastique,  mais  pour  [la] 
conserver  en  son  état.  Il  n'y  a  rien  qui  soit  contre 
les  constitutions  ecclésiastiques,  mais  au  con- 
traire qui  ne  soit  clairement  conforme  aux  conciles 
et  saints  décrets.  Or,  sait-on  bien  qu'en  France, 
le  Roi  qui  est  protecteur  de  l'Église  gallicane, 
peut  empêcher  qu'on  y  contrevienne,  et  l'a 
toujours  ainsi  fait.  Or,  à  cette  occasion,  en  ses 
cours  de  Parlement,  on  y  débat  ordinairement 
les  dispenses  des  Papes  et  les  provisions  qui  sont 
contraires  aux  saints  décrets  ;  et  les  gens  du  Roi 
interjettent  appellation  des  ressorts  octroyés 
contre  les  conciles,  et  aux  états  derniers  le  Roi 
n'a  pas  craint  d'ordonner  une  certaine  forme 
pour  l'eslation  des  évêques,  en  quoi  sans  doute 
consiste  la  plus  grande  part  de  l'état  ecclésias- 
tique, et  plusieurs  autres  édits  ont  été  faits,  en 
répondant  aux  cahiers,  qui  tendent  à  même  fin. 
On  doit  donc  faire  conune  les  bons  et  savants 
médecins,  qui  trouvent  aux  plus  venimeux 
animaux  et  aux  herbes  les  plus  mauvaises  quelque 
chose  de  bon  pour  la  santé  ;  et  nous  aussi,  du 
malheur  de  ce  temps  tirerons  cette  commodité 
qu'on  pourra  régler  l'Église,  sinon  du  tout,  au 
moins  aucunement,  pour  ce  qu'elle  se  laissera 
panser  (^)  à  cause  de  sa  faiblesse,  là  où  étant  en  sa 
prospérité,  elle  n'eût  jamais  souffert  la  main  du 

LA     BOÉTIE  11 


164  MÉMOIRE    TOUCHANT 

chirurgien.  S'il  faut  déclarer  les  articles  de  notre 
foi,  s'il  est  besoin  d'arrêter  quelque  doctrine 
ou  de  donner  interprétation  à  l'Écriture,  lors 
faut-il  déférer  à  l'Église  et  lui  rendre  obéissance  ; 
et  encore  s'il  fallait  faire  quelques  nouvelles 
constitutions  pour  la  police  du  clergé,  il  s'en 
faut  reposer  sur  elle.  Mais  si,  à  faute  de  célébra- 
tion des  anciennes,  le  prince  la  voit  en  extrême 
péril  et  quasi  hors  d'espérance  de  salut,  ne 
fera-t-il  pas  l'office  de  bon  fils,  et  obéissant,  de 
s 'employer  >  de  tout  son  pouvoir  à  la  relever  et 
lui  tendre  la  main,  pour  la  remettre  au  premier 
chemin,  duquel  s'étant  écartée,  elle  n'a  jamais 
cessé  d'aller  en  décadence,  jusques  à  tant  qu'elle 
est  venue  jusques  à  l'extrémité.  Je  m'assure 
qu'en  tout  ce  qu'il  faudra  faire,  il  n'y  aura  rien 
que  le  Roi  ne  le  puisse  de  son  autorité,  rien  qu'il 
n'ait  fait  souvent  et,  par  aventure,  entreprenant 
plus  sur  les  ecclésiastiques,  et,  pour  certain, 
leur  profitant  moins  qu'il  ne  ferait  à  ce  coup. 
Voire,  j'ai  bien  cette  opinion  que  pour  la  regard 
de  quelques  articles,  comme  de  la  permission 
du  calice  aux  laïcs  et  autres,  s'il  y  en  a  de  quoi  il 
faille  parler  au  Pape,  qu'il  les  accordera  volon- 
tiers. Autrefois,  en  moindre  besoin,  l'a-t-U 
accordé  à  l'Allemagne,  et  maintenant  je  ne  fais 
doute  qu'il  ne  trouve  bonne  cette  réformation, 
pour  ce  qu'il  ne  pourra  nier  qu'il  n'en  faille, 


l'édit   de  janvier    1562      165 

et  quand  il  ne  le  ferait  pour  la  conscience,  encore 
le  ferait-il  pour  la  conservation  de  sa  puissance, 
voyant  en  ce  royaume  sa  supériorité  si  fort 
ébranlée,  même  quand  on  l'avertira  que  par  même 
moyen  la  nouvelle  Église  sera  rompue  et  autre- 
ment il  est  malaisé  ou  plutôt  impossible. 

Voilà  quant  au  premier  point  par  qui  sera  faite 
cette  réformation. 

Reste  l'autre,  qui  est  la  plus  difficile  :  comment 
on  pourra  [parvenir]  (^)  à  exécuter  cette  réfor- 
mation. 

En  toutes  choses  qui  concernent  l'administra- 
tion de  quelque  charge,  soit  en  la  police  tempo- 
relle, soit  en  l'ecclésiastique,  l'établissement 
de  bonnes  lois,  c'est  le  moindre,  mais  la  provision 
de  ceux  qui  doivent  administrer  l'affaire,  c'est 
le  principal,  et  à  mon  avis  le  tout.  Toutes  lois 
sont  mortes  et  se  laissent  corrompre  et  tirer 
en  autre  sens,  et  souffrent  être  renversées.  Bref, 
elles  ne  se  peuvent  [si  bien]  défendre,  que  les 
mauvais  ne  prennent  moyen  et  argument  d'elles- 
mêmes  pour  faire  les  plus  grands  maux.  Tout  va 
donc  à  faire  de  bonnes  lois  vives,  c'est-à-dire 
à  faire  bonne  eslation  de  personnages  suffisants, 
pourvus  de  bon  entendement  et  de  probité. 
Ainsi  il  n'y  aura  aucune  espérance  si  les  évêques 
ne  sont  secourus.  Ils  ne  se  sauraient  démêler 
de  ce  trouble.  On  n'a  pas  prévu  ce  danger  et 


l66  MÉMOIRE    TOUCHANT 

grand  hasard,  et,  pour  cette  cause,  jusques  ici, 
en  la  plupart  des  évêchés,  le  Roi  a  mis  des  évêques 
qui  ne  peuvent  maintenant  soutenir  ce  faix 
en  ce  grand  besoin.  Si  est-ce  que  de  là  dépend 
toute,  la  restauration  de  cet  état,  qu'ils  ne  se 
fâchent  donc  point  de  prendre  des  conducteurs 
en  leur  charge,  en  laquelle,  s'ils  ont  bon  zèle, 
ils  seront  bien  aises  d'être  soulagés  et  d'être 
aidés  par  même  moyen  à  la  conservation  de  leur 
troupeau.  Ce  n'est  pas  chose  nouvelle  :  elle  est 
ordinaire  en  Allemagne,  où  plusieurs  évêques 
[ont  des]  coadjuteurs.  Et  quel  inconvénient  y 
a-t-il  quand  la  charge  augmente  de  prendre 
compagnons  en  cet  honnête  travail  ? 

De  ma  part  je  voudrais  que  tous  en  prissent, 
tant  pour  ce  qu'il  n'y  a  point  d'évêché  où  il  ne 
soit  bien  requis,  vu  la  grandeur  des  affaires,  et 
aussi  d'en  bailler  seulement  à  quelques-uns  ce 
serait  rendre  la  chose  odieuse  et  pleine  d'envie 
et  de  jalousie.  Les  bons  sans  doute  y  prendront 
plaisir  et  les  mauvais  en  ont  besoin,  et  doivent 
plutôt  remercier  d'y  être  soufferts  que  se  plaindre 
d'avoir  des  aides.  Si  on  n'en  use  ainsi,  que  sert-il 
d'ordonner  que  tous  les  évêques  résident,  puisque 
la  plupart  sont  tels  que  leur  présance  est  plus 
scandaleuse  que  l'absence  n'est  dommageable? 

Il  y  a  environ  six  vingts  évêchés  en  France. 
Il  faut  que  la  cour  du  Parlement  choisisse  six 


l'édit   de  janvier    1562      167 

vingts  hommes  suffisants,  et  amateurs  de  paix 
et  de  concorde,  et  désirant  la  restauration  de 
I  l'Église,  qui,  après  avoir  fait  profession  de  la 

*  doctrine    selon   l'Église    catholique,    même    aux 

points  qui  sont  en  controverse,  et  avoir  déclaré 
qu'ils  tiendront  la  main  de  leur  pouvoir  à  l'en- 
tretien des  articles  de  la  réformation  qui  leur 
seront  baillés,  seront  nommés  aux  évêques 
pour  les  recevoir  en  la  communication  de  la 
charge  et  du  conseil,  pour  mettre  ordre  aux 
errements  et  faire  l'office  de  prédication. 

Je  sais  bien  qu'il  est  impossible  de  remuer 
ainsi  le  monde  tout  à  un  coup  ;  mais  toujours 
les  choses  empirent  quand  on  n'y  met  pas  la 
main,  et  il  est  bien  temps  meshui  de  commencer. 
C'est  folie  si  on  pense  appliquer  à  un  si  grand 
mal  des  remèdes  lénitifs,  La  saison  de  ce  conseil 
est  passée  pièçà  et  maintenant  on  gâterait  tout 
si  on  flattait  cette  plaie,  car  si  on  donne  aux  gens 
espérance  de  réformation  et  qu'après  on  les  cuide 
payer  d'une  mine  de  correction  légère,  ils  pren- 
dront cela  pour  moquerie  et  à  cause  de  cette 
nouvelle  opinion  seront  plus  irrités  et  moins 
traitables.  L'abus  auquel  il  faut  plus  tâcher  de 
remédier,  et  qui  est  plus  malaisé,  c'est  d'abolir 
cette  fiance,  malheureuse  persuasion  qui  s'est 
si  fort  enracinée  :  c'est  qu'il  n'en  est  guère 
qui  n'estiment  que  le  revenu  des  cures,  et  des 


l68  MÉMOIRE    TOUCHANT 

dîmes  assignées  pour  la  nourriture  et  entretien 
des  pasteurs,  c'est  [cette]  espèce  de  bien  qu'on 
appelle  le  bien  d'église,  là  où  cela  ne  devrait 
n'être  autre  chose  que  les  gages  du  prêcheur 
et  administrateur  des  sacrements,  et  le  loyer 
du  journalier  spirituel.  A  cela  faut-il  pourvoir 
surtout  et  ramener  cela  à  sa  première  nature. 

Soit  donc  ordonné  que  les  dîmes  des  cures  et 
les  autres  revenus  des  personnes  ecclésiastiques 
qui  ont  charge  seront  toujours  publiquement 
baillées  à  ferme  au  plus  offrant  ;  en  baillant 
bonne  et  suffisante  caution  ;  et  soit  toujours  la 
ferme  faite  à  la  condition  d'en  bailler  au  curé 
même  seulement  un  quartier,  au  terme  du  quar- 
tier, et  non  aux  autres  parties,  ni  en  autres  lieux, 
ni  aux  autres  personnes,  mêmement  aux  villes 
où,  à  cause  de  l'affluence  du  peuple,  la  conti- 
nuelle présence  d'un  bon  et  suffisant  pasteur  est 
plus  requise.  Là  où  il  faudrait  que  le  revenu 
qui  est  destiné  pour  son  entretien  fût  mis  par 
les  fermiers  entre  les  mains  des  consuls  comme 
deniers  publics,  où  ils  seraient  gardés  sans  être 
employés  à  aucun  autre  usage,  à  peine  de  sacri- 
lège, sans  rémission. 

Il  faudrait  du  temps  pour  remettre  la  chose, 
mais  la  longueur  qu'on  peut  craindre  ne  doit 
garder  d'entreprendre,  mais  donner  cœur  de 
commencer,  plutôt,  de  s'y  employer  plus  dili- 


l'édit  de  janvier   1562      169 

gemment  ;  et  par  aventure,  si  on  y  apporte  bon 
zèle,  on  connaîtra  que  l'on  en  viendrait  à  bout 
dans  moins  de  temps  qu'on  n'espérât.  Il  semble 
qu'il  faudrait  beaucoup  d'années  avant  que  pou- 
voir mettre  au  gouvernement  des  églises,  hommes 
capables  de  cette  charge  au  lieu  de  ceux  que 
l'on  y  voit. 

Il  vaquera  un  grand  nombre  de  paroisses, 
si  le  Roi,  sans  exception,  et  sans  recevoir  aucune 
dispense,  commande  à  ses  officiers  de  prendre  le 
revenu  de  tous  les  bénéfices  où  les  curés  ne  rési- 
deront ;  et  en  peu  de  temps  tout  sera  renouvelé. 
Si  on  ne  reçoit  les  résignations,  je  pense  qu'il  ne 
se  doive  aucunement  faire,  ou  encore  qu'on  en 
reçut,  et  néanmoins  l'évêque  en  fit  examiner  avec 
son  coadjuteur,  et  inquisitions  des  résignataires, 
quel  [que]  provision  de  Rome  qu'ils  aient.  Tout 
de  même  sorte  qu'il  ferait,  il  y  pourvoirait  sans 
désignation. 

Mais  il  faudrait  dès  cette  heure,  sans  attendre, 
pour  faire  vivre,  autres  bénéfices  ;  car  il  est  cer- 
tain que  les  paroisses  demeurant  parties  comme 
elles  sont,  elles  ne  sont  suffisantes  pour  l'entretien 
honorable  du  pasteur  ;  et  aussi  il  est  impossible 
de  trouver  si  grande  multitude  de  personnages 
sufisants  pour  administrer  un  si  grand  nombre  de 
paroisses.  Donc  dès  à  présent  l'évêque  doit 
unir  les  paroisses  si  la  vacation  s'y  offre,  ou 


lyo  MÉMOIRE     TOUCHANT 

détenir  celles  qui  doivent  être  unies  avenant  la 
vacation. 

Aussi  faut-il  que  le  revenu  des  cures  fut  grand, 
car  il  doit  servir  non  au  curé  seulement,  mais  aux 
prêtres  qui  lui  assisteront,  tant  pour  lui  aider  à  la 
prédication,  comme  il  se  faisait  autrement,  ou 
pour  le  service  ordinaire,  qu'au  surplus  de  la 
charge  et  administration  des  sacrements. 

Il  faut  qu'ils  soient  nourris  du  public,  car  il  est 
nécessaire  que  tout  gain  cesse  de  ce  commerce  des 
choses  sacrées  si  longtemps  supporté. 

Certain  nombre  sera  prescrit  des  prêtres  qu'on 
baillera  à  chaque  curé  pour  jamais  et  des  diacres, 
aussi  des  acolytes  et  autres  ministres  de  l'Église, 
desquels  les  charges  seront  distinctes  et  séparées. 

Tandis,  en  attendant  qu'avec  le  temps  la  chose 
se  parforce,  on  choisira  le  plus  possible  de  ceux 
qui  y  sont  à  présent,  mais  en  y  ajoutant  quelqu'un 
qui  supplée  le  défaut  des  autres.  L'âge  de  ceux 
qui  devront  être  pourvus  à  chaque  ordre  sera 
spécifié. 

Après  Pâques,  au  synode,  selon  la  coutume  de 
l'Église,  tous  les  curés  s'assembleront  devant  leur 
évêque  et  sera  cette  assemblée  employée  à  rha- 
biller les  fautes  de  tous,  et  chacun  d'eux  à  son 
tour  sortira,  pour  être  délibéré  à  ce  que  les 
autres  auront  à  proposer  contre  lui,  et  amiable- 
jnent  seront  les   fautes   ou   blâmées  seulement 


l'édit   de  janvier    1562      171 

ou  reprises  aigrement  ou  punies  comme  il  y 
tiendra. 

Aussi  sera  lors  avisé  s'il  y  a  aucun  digne  d'être 
reçu  à  la  cure  des  âmes,  et  s'il  s'en  trouve  quel- 
qu'un, après  l'avoir  ouï  prêcher,  l'évêque  l'en- 
registrera, pourvu  qu'il  ait  d'ailleurs  témoi- 
gnage de  sa  bonne  vie,  pour  le  bailler  pasteur 
au  troupeau  qui  vaquerait  par  après. 

Sans  observer  cette  forme,  aucun  ne  soit  com- 
mis à  cette  charge. 

Or  veux-je,  pour  mettre  en  avant  cet  ordre, 
faire  l'union,  établir  cette  réformation  et  l'intro- 
duire, qu'aucun  des  évêques  de  France  passerait, 
par  tous  les  évêchés  pour  faire  le  règlement, 
avec  tel  nombre  d'évêques  et  les  coadjuteurs 
qu'il  sera  nécessaire.  Monsieur  d'Orléans  {^)  est 
vraiment  digne  de  cette  charge  et  un  autre  avec 
lui  qui  ressemblerait,  si  on  en  pouvait  choisir 
un  qui  ne  fut  si  turbulent,  ni  [si]  superstitieux 
que  la  plupart. 

J'avais  omis  que  les  coadjuteurs  auraient  cer- 
taine portion  du  revenu  de  l'évêché,  en  certain 
lieu,  qui  leur  serait  baillée  des  fruits  mêmes  et  non 
par  les  mains  de  l'évêque. 

La  réformation  faite,  soient  cassées  les  nou- 
velles églises  et  tous  les  offices  qu'on  y  a  établis, 
et  soit  défendu,  à  peine  de  la  vie,  de  ne  prendre 
administration  ni  titres,  comme  de  surveillants. 


172  MÉMOIRE    TOUCHANT 

ministres  et  tous  les  autres  états,  de  la  nouvelle 
Église,  qui  sont  les  appuis  de  cette  dissension  et 
vrais  capitaines  de  la  guerre  civile. 

Soit  défendu,  à  peine  de  la  hart,  à  autres  qu'aux 
députés  par  les  évêques,  de  dogmatiser  ni  admi- 
nistrer les  sacrements.  Qui  prêchera,  qui  admi- 
nistrera autrement,  soit  puni  da  mort. 

Qui  assistera  à  telles  prédications  et  admi- 
nistration des  sacrements,  soit  puni  d'amende 
pécuniaire. 

Je  crois  qu'il  y  aurait  de  la  rigueur  si  on  ordon- 
nait plus  grande  peine,  et  [même]  qu'elle  n'aurait 
pas  tant  d'effet.  Il  nous  a  apparu  par  expérience 
qu'usant  de  plus  grande  rigueur,  on  les  contrai- 
gnait à  s'opiniâtrer  et  prendre  le  frein  aux  dents, 
et  ne  faut  douter  que  cette  façon  de  punir  n'en 
détourne  plusieurs  à  qui  rien  n'est  plus  cher  que 
l'argent,  même  que  l'exécution  en  sera  facile  et 
la  multe  certaine  et  non  pondérable. 

Il  semble  [qu'Jen  l'exécution  de  tout  ce  conseil 
il  y  aura  grande  difficulté  ;  mais,  à  mon  avis, 
il  n'y  [a]  que  celui-ci  par  le  moyen  duquel 
on  se  puisse  sauver  d'une  manifeste  calamité, 
et  à  la  panser  il  est  plus  facile  que  tous  les  autres. 

Le  nombre  des  catholiques  est  sans  comparai- 
son plus  grand  que  des  protestants  ;  tout  le  plat 
pays  ne  sait  guère  que  c'est  de  cette  nouvelle  doc- 
trine, et  aux  villes  mêmes  où  elle  a  été  reçue, 


l'édit    de  janvier    1562     173 

excepté  quelques-unes,  et  bien  peu,  leurs  congré- 
gations sont  petites  au  respect  des  assemblées 
de  notre  Église.  Ce  qui  fait  estimer  grande  leur 
multitude  en  beaucoup  d'endroits,  c'est  non  pas 
le  nombre,  mais  l'insolence,  et  aussi  toujours, 
quoique  ce  soit,  dix  qui  font  quelque  chose 
de  nouveau  paraissent  plus  que  cent  vivants 
à  la  commune  façon  et  accoutumée. 

Tous  nos  voisins  étrangers  nous  donneront  tant 
de  loisir  que  nous  voudrons  pour  abolir  cette  divi- 
sion et  ôter  l'Église  nouvelle  et  réformer  celle  de 
nos  prédécesseurs,  là  où,  faisant  le  contraire, 
il  est  à  craindre  qu'ils  empêchent  l'exécution 
de  quelque  autre  conseil  qu'on  saurait  prendre. 
Il  y  a  donc  bien  grande  différence  de  faire  une 
chose  avec  loisir  et  sûreté  et  paix  et  repos,  en 
laquelle  nous  serons  favorisés  de  tous  les  princes 
qui  nous  peuvent  aider,  ou  nuire,  ou  attendre 
un  remuement  auquel  ils  nous  donneront  empê- 
chement de  tout  leur  pouvoir. 

La  reine  Marie  d'Angleterre  a  remis  la  reli- 
gion ancienne,  du  tout  abolie  par  le  roi  Edouard, 
et  a  bien  pu  y  ranger  son  peuple,  de  son  naturel 
barbare  et  rebelle  ;  et  si  ne  réforme  aucunement 
l'ancienne.  Comment  estime-t-on  que  le  Roi 
l'entretienne,  même  en  la  réformant,  vu  que  la 
plus  grande  part  de  son  peuple  la  tient  encore? 

Davantage,  il  est  tout  certain  que  la  nouveauté 


174  MÉMOIRE    TOUCHANT 

a  appelé  plus  de  gens  à  l'église  réformée  qu'autre 
chose,  et  combien  qu'il  y  en  ait  que  le  zèle  et  une 
affection  de  la  religion  a  mis  en  cette  assemblée, 
si  est-ce  que  quiconque  voudra  juger  sainement, 
il  dira  que  la  plus  grande  part  s'y  sont  mis  sans 
savoir  quel  différend  ils  ont  avec  nous,  que  la 
seule  légèreté  les  a  fait  ranger  à  ce  qui  s'est  pré- 
senté de  nouveau. 

Quand  la  nôtre  sera  ainsi  réglée  et  réformée, 
elle  semblera  toute  nouvelle  et  elle  leur  donnera 
grande  occasion  d'y  revenir  sans  scrupule,  pour 
ce  qu'ils  ne  cuideront  pas  rentrer  en  celle  qu'ils 
ont  maintenant  en  haine  et  horreur,  mais  en 
une  autre  toute  neuve  ;  de  tant  qu'après  avoir 
nettoyé  tant  de  si  grandes  taches  et  si  apparentes 
dont  elle  est  à  présent  couverte,  elle  présenterait 
une  face  tout  autre,  qui  serait  belle  à  voir  et  si 
aimable  que  les  plus  rebelles  seraient  conviés 
à  se  raccointer  d'elle  ;  les  abus  les  ont  éloignés 
et  la  réformation  les  rappellerait.  La  curiosité 
les  a  fait  entrer  en  l'autre  pour  voir  que  c'était 
et  cela  même  les  ramènerait  en  la  nôtre.  Aussi 
est-il  croyable  qu'il  [y]  en  a  une  grande  partie 
qui  meshui  sont  las  des  troubles  et  seraient  bien 
aises  de  cette  honnête  occasion  de  repos,  sans 
aucune  offense  de  leur  conscience.  Par  aventure, 
au  moment  que  cette  dissension  s'échauffe,  ils 
n'eussent  pas  si  aisément  reçu  cette  composition, 


l'édit   de   janvier    1562      175 

comme  ils  feront  à  présent,  étant  travaillés  de 
tumultes,  et  de  la  division,  et  des  frais  qui  sont 
grands  à  l'entretien  de  leur  état  ;  et  les  gens  de 
bien,  et  ceux  qui  ont  de  quoi,  commencent  d'avoir 
suspecte  cette  puissance  du  populaire  et  prendront 
grand  plaisir  de  la  voir  réprimer  ;  et  peu  à  peu, 
sans  qu'on  y  prit  garde,  avec  la  mutuelle  conver- 
sation, il  s'est  fait  comme  une  réunion  de  courages 
et  d'opinions  qu'on  n'eût  osé  espérer  au  commen- 
cement. Le  temps  a  amené  ceci  et  le  temps  l'ad- 
moitera,  conmie  nous  voyons  que  les  opinions 
des  anciennes  sectes  se  sont  évanouies,  quand  on 
les  a  laissé  mourir  en  Églises  séparées  et  en  certain 
ordre. 

En  somme,  il  faut  faire  une  rigoureuse  punition 
des  insolences  et  violences  publiques  commises  sur 
les  chefs  et  auteurs,  et  ce  par  la  justice  assistée 
des  gouverneurs. 

Il  faut  réformer  vivement  et  promptement 
l'ancienne  Église,  rompre  l'ordre  et  établissement 
de  la  nouvelle.  Une  chose  pourra  fort  empêcher 
la  réformation  :  c'est  que  par  ce  moyen  le  Roi 
perd  la  subvention  des  décimes  qu'il  prend  du 
clergé.  Mais  sans  doute  c'a  toujours  été  et  sera, 
si  Dieu  n'y  pourvoit,  un  malheureux  appât  qui 
nous  tire  à  notre  ruine.  C^  serait  une  chose  étrange 
si  le  Roi  prenait  les  décimes  comme  pour  un 
loyer  d'avoir  abandonné  la  république,  et  s'il 


176  MÉMOIRE    TOUCHANT 

se  laissait  suborner  par  cet  exécrable  gain  afin 
de  tenir  la  main  à  tant  d'indignités,  et  vilains 
et  énormes  abus,  et  cependant  voyait  devant  lui 
tout  son  État  se  renverser  et  aller  en  désordre. 
Et  se  mécompte-t-on  grandement,  si  on  pense 
longuement  jouir  de  ce  tribut  et  si  on  en  fait 
état  ;  car  il  est  aisé  de  voir  que  dans  un  an  pour 
le  plus  tard,  en  la  plus  grande  partie  de  ce  royaume 
les  dîmes  ne  seront  payées.  Car  déjà  ceux  de  la 
nouvelle  religion  commencent  à  voir  qu'ils  entre- 
tiennent les  membres  de  l'Antéchrist,  en  payant 
les  dîmes  aux  prêtres  ;  et  s'ils  ont  pensé  la  couleur 
bonne  d'abattre  les  autels  et  les  images,  pour  ce, 
disent-ils,  qu'il  faut  ôter  les  instruments  d'ido- 
lâtrie, pourquoi  ne  ceçoit-on  qu'ils  auront  bien 
autant  de  prétexte  de  mettre  en  avant  qu'ils  font 
conscience  de  nourrir  de  leurs  biens  les  loups  du 
troupeau  et  de  leur  donner  le  moyen  d'entre- 
tenir leur  superstition.  Même  que  l'avarice  et 
la  friandise  se  relève  ce  qu'ils  baillent  pour  la 
dîme  servira  toujours  de  belles  raisons,  même 
étant  piqués  par  une  haine  capitale  qu'ils  ont 
contre  tout  l'ordre  des  ecclésiastiques.  Au  reste, 
quand  ceux  de  l'Église  réformée  ne  refus,îr£'ient 
les  dîmes,  ceux  de  la  romaine  le  feront,  de  tant 
que  leurs  curés  ni  leurs  vicaires  ne  pourront  faire 
à  leurs  paroisses  aucun  service  accoutumé,  comme 
déjà  l'on  voit  dans  presque  la  moitié  de  la  Guyenne. 


l'édit   de  janvier    1562      177 

Davantage,  puisque  l'on  voit  que  de  ne  réfor- 
mer point  l'ancienne  et  de  la  maintenir  avec  la 
nouvelle,  c'est  maintenir  le  trouble  et  provoquer, 
comme  je  pense,  une  cruelle  et  calamiteuse 
guerre,  c'est  folie  de  croire,  si  nous  sonmies  en 
affaires,  que  ni  le  vrai  revenu  du  Roi,  ni  les  em- 
prunts ni  les  décimes  y  puissent  fournir  ;  si 
lorsque  tout  le  peuple  était  uni  sous  un  prince 
majeur,  il  n'a  été  possible  d'en  tirer  tant  de  sub- 
sides qui  aient  pu  satisfaire  à  la  défense  des 
guerres,  de  sorte  que  nous  sommes  devenus  en- 
foncés en  dettes  infinies,  qu'espérons-nous  main- 
tenant si  nous  y  revenons,  et  pendant  que  cette 
monarchie  démembrée  en  dissensions  et  discordes 
est  entre  les  jeunes  mains  de  l'enfance  de  notre 
prince  ?  Gagnons  seulement  le  repos  et  n'ayons 
point  de  peine  qu'il  soit  pauvre  :  si  nous  avons 
guerre,  rien  ne  suffit,  si  nous  avons  paix,  rien  ne 
d^audra.  Nous  nous  acquitterons,  si  ce  n'est 
en  six  ans,  ou  au  moins  en  douze. 

Il  n'y  a  pas  deux  ans  qu'ils  réputaient  à  grand 
heur  d'avoir  la  vie  sauve  et  ne  priaient  sinon 
qu'ils  ne  fussent  contraints  de  faire  profession 
d'une  loi  qu'ils  estimaient  fausse.  Ce  point  en 
fut  accordé,  et,  à  mon  avis,  fort  justement. 
Mais,  soudain  après,  ils  s'assemblèrent  en  mai- 
sons privées  pour  faire  des  prières.  Le  Roi, 
espérant  les  obUger,  par  cette  bénignité,  le  permit. 


lyS  MÉMOIRE    TOUCHANT 

Ils  n'ont  pas  eu  sitôt  gagné  cet  avantage,  qu'en 
ces  mêmes  congrégations,  où  on  n'avait  parlé 
que  de  prier  Dieu,  ils  ont  passé  outre  et  l'on  a 
prêché  et  administré  les  sacrements.  Le  prince, 
les  cuidant  vaincre  par  sa  clémence,  l'a  dissimu- 
lée, en  espérant  qu'ils  s'arrêteraient  là,  puisqu'ils 
ne  pouvaient  prétendre  qu'il  leur  fallut  plus 
grande  liberté  pour  vivre  selon  leur  conscience. 
Mais  quoi  !  cette  règle  de  conscience  n'est  ja- 
mais certaine,  et  ne  saurait-on  voir  la  fin  de  ce 
qu'elle  produit.  Ils  ont  trouvé  des  lieux  publics, 
de  quoi  ils  ont  fait  des  temples,  et  ainsi  ont 
clairement  et  ouvertement  fait  voir  la  séparation, 
et  ont  mis  en  évidence  un  ordre  tout  nouveau 
d'une  autre  république  ecclésiastique.  Encore  le 
Roi  leur  a  cédé,  pour  voir  que  demanderait  cette 
licence,  et  pour  essayer  si  en  cette  nouvelle  réfor- 
mation la  vie  répondrait  en  la  profession.  Ils 
ont  depuis  fait  grande  instance  d'avoir  des 
temples  ;  le  Roi  leur  a  déclaré  qu'il  ne  leur  en 
donnerait  point,  mais  ils  ne  se  sont  pas  arrêtés 
à  si  beau  chemin.  En  plusieurs  lieux,  et,  à  mon 
avis,  partout  où  ils  ont  cru  être  les  plus  forts, 
ils  en  ont  pris  [de]  force  et  abattu  les  images  et 
brûlé  les  ornements.  Il  semble  bien  qu'il  n'était 
plus  possible  que  le  Roi  l'endurât.  Toutefois 
il  l'a  fait  et  a,  possible,  pensé  qu'il  y  avait  prou 
tsmples,  et  [que]  quand  bien  les  églises  réformées 


l'édit   de  janvier    1562      179 

n'en  seront  encore  jetées,  il  en  demeurait  assez 
pour  les  autres.  Qu'il  n'eut  dit  que  cette  si  grande 
et  incroyable  douceur  de  notre  souverain  eut 
amolli  le  cœur  des  plus  barbares  et  qu'elle  était 
suffisante  non  seulement  à  les  convier  de  s'en 
tenir  là  et  ne  passer  plus  avant,  mais  encore  de 
reculer  plutôt  et  remettre  quelque  chose  de  ce 
qu'ils  avaient  usurpé.  Incontinent,  voici  en  beau- 
coup d'endroits,  tous  les  ecclésiastiques,  tous  ceux 
de  l'Église  romaine,  privés  de  toutes  leurs  céré- 
monies et  réduits  à  une  misérable  servitude. 
Je  ne  veux  rien  dire  plus  avant  et  me  suffit  qu'il 
est  aisé  de  connaître  par  là  qu'à  un  déraisonnable 
et  insolent  demandeur  de  lui  accorder  quelque 
chose  ce  n'est  pas  contenter  son  désir,  mais  aug- 
menter son  audace. 

Ils  demandent  l'intérim  et  des  temples.  Mais 
qui  les  donnera  à  ceux  de  l'Église  romaine  par 
toute  la  Guyenne,  où  ils  sont  maintenant  en  tel 
état  qu'ils  n'oseront  servir  Dieu  selon  leur  reli- 
gion et  celle  de  leur  prince,  à  peine  de  perdre  la 
vie?  Les  protestants  demandent  donc  au  Roi 
qu'il  donne  à  ceux  qui  ne  sont  pas  de  sa  loi  ce 
qu'eux-mêmes  ne-  donnent  pas  aux  lieux  où  ils 
ont  pouvoir  par  le  droit  de  la  force  qu'ils  ont 
usurpée.  Mais  encore  prenons  conseil  des  chefs 
de  leur  réformation.  Je  sais  bien  qu'il  y  a 
grand    nombre    d'hommes    en   Angleterre    qui, 

LA    BOÉTIE  là 


i8o      l'édit   de  janvier   1562 

en  leur  cœur,  ne  sauraient  approuver  la  religion 
de  leur  reine  et  qui  tiennent  l'Église  romaine 
pour  la  vraie  et  apostolique.  Je  me  fais  doute 
qu'il  n'y  en  ait  maint  un  encore  en  réserve. 
Mais  comment  pensons-nous  qu'ils  seraient 
bien  reçus  de  leur  maîtresse,  s'ils  demandaient 
temples,  pour  vivre  à  leur  façon  ?  Comment  les 
écouterait  Calvin?  Il  estimerait  sans  doute 
ceux-là  qui  le  mettraient  en  avant  turbulents  et 
introducteurs  de  nouveauté,  tendant  à  sédition, 
et,  pour  cette  cause,  le  grand  Athanase,  il  y  a 
tantôt  treize  [cents]  ans,  répondit  bien  à  Constan- 
tin, l'empereur,  qui  le  priait  de  laisser  un  temple 
à  ceux  qui  suivaient  Arrius,  dans  la  ville  d'Alexan- 
drie, d'où  il  était  évêque  :  «  Leur  en  laisserai, 
dit-il,  quand  ils  en  bailleront  sept  aux  catholiques 
à  Antioche  »,  où  Arrius  avait  fait  recevoir  sa 
doctrine. 


EXTRAIT   D'UNE   LETTRE 


que  Monsieur  le  Conseiller  de  MONTAIGNE 
écrit  à  Monseigneur  de  Montaigne^  son  père, 
concernant  quelques  particularités  qu'il  remar- 
qua en  la  maladie  et  mort  de  feu  Monsieur  DE 
LA  BOÉTIE, 

QUANT  à  ses  dernières  paroles,  sans  doute 
si  homme  en  doit  rendre  bon  compte, 
c'est  moi,  tant  parce  que  du  long  de  sa 
maladie  il  parlait  aussi  volontiers  à  moi  qu'à  nul 
autre,  que  aussi  pour  ce  que  pour  la  singulière  et 
fratemellî  amitié  que  nous  nous  étions  entrepor- 
tés, j'avais  très  certaine  connaissance  des  inten- 
tions; jugements  et  volontés  qu'il  avait  eus  durant 
sa  \de,  autant  sans  doute  qu'homme  peut  avoir 
d'un  autre.  Et  parce  que  je  les  savais  être  hautes, 
vertueuses,  pleines  de  très  certaine  résolution,  et 
quand  tout  est  dit,  admirables,  je  prévoyais  bien 
que  si  la  maladie  lui  laissait  le  moyen  de  se  pouvoir 
exprimer,  qu'il  ne  lui  échapperait  rien  en  une 
telle  nécessité  qui  ne  fut  grand  et  plein  de  bon 
exemple  :  ainsi  je  m'en  prenais  le  plus  garde  que 
je  pouvais.  Il  est  vrai,  Monseigneur,  comme  j'ai 


l82  LETTRE    DE    MONSIEUR 

la  mémoire  fort  courte,  et  débauchée  encore  par 
le  trouble  que  mon  esprit  avait  à  souffrir  une  si 
lourde  perte,  et  si  importante,  qu'il  est  impossible 
que  je  n'aie  oublié  beaucoup  de  choses  que  je 
voudrais  être  sues.  Mais  celles  desquelles  il  m'est 
souvenu,  je  vous  les  manderais  le  plus  au  vrai 
qu'il  me  sera  possible.  Car  pour  le  représenter 
ainsi  fièrement  arrêté  en  sa  brave  démarche, 
pour  vous  faire  voir  ce  courage  invincible  dans 
un  corps  attéré  et  assommé  par  les  furieux  efforts 
de  la  mort  et  de  la  douleur,  je  confesse  qu'il  y 
faudrait  un  beaucoup  meilleur  style  que  le  mien. 
Par  ce  qu'encore  que  durant  sa  vie,  quand  il 
parlait  de  choses  graves  et  importantes,  il  en 
parlait  de  telle  sorte  qu'il  était  malaisé  de  les  si 
bien  écrire,  si  est-ce  qu'à  ce  coup  il  semblait 
que  son  esprit  et  sa  langue  s'efforçassent  à  l'envi, 
comme  pour  lui  faire  leur  dernier  service.  Car 
sans  doute  je  ne  le  vis  jamais  plein  ni  de  tant  et 
de  si  belles  imaginations,  ni  de  tant  d'éloquence, 
comme  il  a  été  le  long  de  cette  maladie.  Au  reste. 
Monseigneur,  si  vous  trouvez  que  j'aie  voulu 
mettre  en  compte  ses  propos  plus  légers  et  ordi- 
naires, je  l'ai  fait  à  escient.  Car  étant  dits  en  ce 
temps  là,  et  au  plus  fort  d'une  si  grande  besogne, 
c'est  un  singulier  témoignage  d'une  âme  pleine  de 
repos,  de  tranquillité  et  d'assurance. 

Comme  je  revenais  du  Palais,  le  lundi  neu- 


LE     CONSEILLER     DE     MONTAIGNE    183 

vième  d'août  1563,  je  l'envoyai  convier  à  dîner 
chez  moi.  Il  me  manda  qu'il  me  merciait,  qu'il 
se  trouvait  un  peu  mal,  et  que  je  lui  ferais  plaisir 
si  je  voulais  être  une  heure  avec  lui,  avant  qu'il 
partit  pour  aller  en  Médoc.  Je  l'allai  trouver 
bientôt  après  dîner.  Il  était  couché  vêtu,  et 
montrait  déjà  je  ne  sais  quel  changement  en  son 
visage.  Il  me  dit  que  c'était  un  flux  de  ventre 
avec  des  tranchées,  qu'il  avait  pris  le  jour  avant, 
jouant  en  pourpoint  sous  une  robe  de  soie,  avec 
M.  d'Escars  {^)  ;  et  que  le  froid  lui  avait  souvent 
fait  sentir  semblables  accidents.  Je  trouvai  bon 
qu'il  continuât  l'entreprise  qu'il  avait  piéça 
faite  de  s'en  aller  ;  mais  qu'il  n'allât  pour  ce  soir 
que  jusques  à  Gemignan  (2),  qui  n'est  qu'à  deux 
lieues  de  la  ville.  Cela  faisais-je  pour  le  lieu  où 
il  était  logé  tout  avoisiné  de  maisons  infectes 
de  peste,  de  laquelle  il  avait  quelque  appréhen- 
sion, comme  revenant  du  Périgord  et  d'Agenois, 
où  il  avait  laissé  tout  empesté  ;  et  puis,  pour 
semblable  maladie  que  la  sienne  je  m'étais  autre- 
fois très  bien  trouvé  de  monter  à  cheval.  Ainsi 
il  s'en  partit,  et  '  Madamoiselle  de  La  Boétie 
sa  femme,  et  M.  de  Mouillhonnas  son  oncle, 
avec  lui  (^. 

Le  lendemain  de  bien  bon  matin,  voici  venir 
un  de  ses  gens  à  moi  de  la  part  de  Madamoiselle 
de  La  Boétie,  qui  me  mandait  qu'il  s'était  fort 


184  LETTRE    DE     MONSIEUR 

mal  trouvé  la  nuit  d'une  forte  dysenterie.  Elle 
envoyait  quérir  un  médecin  et  un  apothicaire  ; 
et  me  priant  d'y  aller,  comme  je  fis  l'après- 
dînée. 

A  mon  arrivée,  il  sembla  qu'il  fut  tout  éjoui 
de  me  voir  ;  et  comme  je  voulais  prendre  congé 
de  lui  pour  m'en  revenir,  et  lui  promisse  de  le 
revoir  le  lendemain,  il  me  pria  avec  plus  d'affec- 
tion et  d'instance  qu'il  n'avait  jamais  fait  d'autre 
chose,  que  je  fusse  le  plus  que  je  pourrais  avec 
lui.  Cela  me  toucha  aucunement.  Ce  néanmoins 
je  m'en  allais  quand  Madamoiselle  de  La  Boétie, 
qui  pressentait  déjà  je  ne  sais  quel  malheur, 
me  pria  les  larmes  à  l'œil,  que  je  ne  bougeasse 
pour  ce  soir.  Ainsi  elle  m'arrêta,  de  quoi  il  se 
réjouit  avec  moi.  Le  lendemain  je  m'en  revins  ; 
et  le  jeudi,  le  fus  retrouver.  Son  mal  allait  en 
empirant  :  son  flux  de  sang  et  ses  tranchées  qui 
l'affaiblissaient  encore  plus,  croissaient  d'heure 
à  autre. 

Le  vendredi,  je  le  laissai  encore  :  et  le  samedi, 
je  le  fus  revoir  déjà  fort  abattu.  Il  me  dit  alors, 
que  la  maladie  était  un  peu  contagieuse,  et  outre 
cela,  qu'elle  était  mal  plaisante,  et  mélancolique  : 
qu'il  connaissait  très  bien  mon  naturel,  et  me 
priait  de  n'être  avec  lui  que  par  boutées,  mais 
le  plus  souvent  que  je  pourrais.  Je  ne  l'aban- 
donnai plus.  Jusques  au  dimanche  il  ne  m'avait 


LE     CONSEILLER    DE    MONTAIGNE    185 

tenu  nul  propos  de  ce  qu'il  jugeait  de  son  être, 
et  ne  parlions  que  de  particulières  occurences 
de  sa  maladie,  et  de  ce  que  les  anciens  médecins 
en  avaient  dit.  D'affaires  publiques,  bien  peu  ; 
car  je  l'en  trouvai  tout  dégoûté  dès  le  premier 
jour.  Mais  le  dimanche,  il  eut  une  grande  fai- 
blesse :  et  comme  il  fut  revenu  à  soi,  il  dit  qu'il 
lui  avait  semblé  être  en  une  confusion  de  toutes 
choses,  et  n'avoir  rien  vu  qu'une  épaisse  nue  et 
brouillard  obscur,  dans  lequel  tout  était  pêle-mêle 
et  sans  ordre  :  toutefois  il  n'avait  eu  nul  déplaisir 
à  tout  cet  accident  :  «  La  mort  n'a  rien  de  pire 
que  cela,  lui  dis-je  lors,  mon  frère.  —  Mais  n'a 
rien  de  si  mauvais  »,  —  me  répondit-il. 

Depuis  lors,  parce  que  dès  le  commencement 
de  son  mal,  il  n'avait  pris  nul  sommeil,  et  que 
nonobstant  tous  les  remèdes,  il  allait  toujours  en 
empirant  :  de  sorte  qu'on  y  avait  déjà  employé 
certains  breuvages,  desquels  on  ne  se  sert  qu'aux 
dernières  extrémités,  il  commença  à  désespérer 
entièrement  de  sa  guérison,  ce  qu'il  me  conunu- 
niqua.  Ce  même  jour,  par  ce  qu'il  fut  trouvé  bon, 
je  lui  dis,  qu'il  me  siérait  mal,  pour  l'extrême 
amitié  que  je  lui  portais,  si  je  ne  me  souciais 
que  comme  en  sa  santé  on  avait  vu  toutes  ses 
actions  pleines  de  prudence  et  de  bon  conseil 
autant  qu'à  homme  du  monde  qu'il  les  continuât 
encore  en  sa  maladie  ;  et  que,  si  Dim  voulait 


l86  LETTRE    DE    MONSIEUR 

qu'il  empirât,  je  serais  très  marri  qu'à  faute 
d'avisement  il  eut  laissé  nulle  de  ses  affaires 
domestiques  décousu,  tant  pour  le  dommage  que 
ses  parents  y  pourraient  souffrir,  que  pour  l'in- 
térêt de  sa  réputation  :  ce  qu'il  piit  de  moi  de 
très  bon  visage.  Et  après  s'être  résolu  des  diffi- 
cultés qui  le  tenaient  suspens  en  cela,  il  me  pria 
d'appeler  son  oncle  et  sa  femme  seuls,  pour  leur 
faire  entendre  ce  qu'il  avait  délibéré  quant  à  son 
testament.  Je  lui  dis  qu'il  les  étonnerait.  «  Non, 
non,  me  dit-il,  je  les  consolerai  et  leur  donnerai 
beaucoup  meilleure  espérance  de  ma  santé, 
que  je  n-  l'ai  moi-même  ».  Et  puis  il  me  demanda, 
si  les  faiblesses  qu'il  avait  eues  ne  nous  avaient 
pas  un  peu  étonnés.  «  Cela  n'est  rien,  lui  dis-je, 
mon  frère  :  ce  sont  accidents  ordinaires  à  telles 
maladies.  —  Vraiment  non,  ce  n'est  rien,  mon 
frère,  me  répondit-il,  quand  bien  il  en  advien- 
drait ce  que  vous  en  craindriez  le  plus.  —  A  vous 
ne  serait-ce  que  heur,  lui  répliquai-je  ;  mais  le 
dommage  serait  à  moi  qui  perdrais  la  compa- 
gnie d'un  si  grand,  si  sage  et  si  certain  ami, 
et  tel  que  je  serais  assuré  de  n'en  trouver  jamais 
de  semblable.  —  Il  pourrait  bien  être,  mon  frère, 
ajouta- t-il,  et  vous  assure  que  ce  qui  me  fait 
avoir  quelque  soin  que  j'ai  de  ma  guérison,  et 
n'aller  si  courant  au  passage  que  j'ai  déjà  franchi 
à  demi,  c'est  la  considération  de  votre  perte, 


LE    CONSEILLER     DE     MONTAIGNE    187 

et  de  ce  pauvre  homme  et  de  cette  pauvre  femme 
(parlant  de  son  oncle  et  de  sa  femme)  que  j'aime 
tous  deux  uniquement,  et  qui  porteront  bien 
impatiemment  (j'en  suis  assuré)  la  perte  qu'ils 
feront  en  moi,  qui  de  vrai  est  bien  grande  et 
pour  vous  et  pour  eux.  J'ai  aussi  respect  au  dé- 
plaisir que  auront  beaucoup  de  gens  de  bien  qui 
m'ont  aimé  et  estimé  pendant  ma  vie,  desquels 
certes,  je  le  confesse,  si  c'était  à  moi  à  faire  je 
serais  content  de  ne  perdre  encore  la  conversa- 
tion. Et  si  je  m'en  vais,  mon  frère,  je  vous  prie, 
vous  qui  les  connaissez,  de  leur  rendre  témoi- 
gnage de  la  bonne  volonté  que  je  leur  ai  portée 
jusques  à  ce  dernier  terme  de  ma  vie.  Et  puis, 
mon  frère,  par  aventure  n'étais-je  point  né  si 
inutile  que  je  n'eusse  moyen  de  faire  service  à  la 
chose  publique  ?  Mais  quoi  qu'il  en  soit,  je  suis 
prêt  à  partir  quand  il  plaira  à  Dieu,  étant  tout 
assuré  que  je  jouirai  de  l'aise  que  vous  me  pré- 
dites. Et  quant  à  vous,  mon  ami,  je  vous  connais 
si  sage,  que,  quelque  intérêt  que  vous  y  ayez, 
si  vous  conformerez-vous  volontiers  et  patiem- 
ment à  tout  ce  qu'il  plaira  à  sa  sainte  Majesté 
d'ordonner  de  moi,  et  vous  supplie  vous  prendre 
garde  que  le  deuil  de  ma  perte  ne  pousse  ce  bon 
homme  et  cette  bonne  femme  hors  des  gonds 
de  la  raison.  »  Il  me  demanda  lors  comme  ils 
s'y  comportaient  déjà.  Je  lui  dis  que  assez  bien 


LETTRE    DE    MONSIEUR 


pour  l'importance  de  la  chose  :  «  Oui,  suivit-il, 
à  cette  heure  qu'ils  ont  encore  un  peu  d'espé- 
rance. Mais  si  je  la  leur  ai  une  fois  toute  ôtée, 
mon  frère,  vous  serez  bien  empêché  à  les  conte- 
nir. »  Suivant  ce  respect,  tant  qu'il  vécut  depuis, 
il  leur  cacha  toujours  l'opinion  certaine  qu'il 
avait  de  sa  mort,  et  me  priait  bien  fort  d'en  user 
de  même.  Quand  il  les  voyait  auprès  de  lui,  il 
contrefaisait  la  chère  plus  gaie  et  les  paissait  de 
belles  espérances. 

Sur  ce  point  je  le  laissai  pour  les  aller  appeler. 
Ils  composèrent  leur  visage  le  mieux  qu'ils  purent 
pour  un  temps.  Et  après  nous  être  assis  autour 
de  son  lit  nous  quatre  seuls,  il  dit  ainsi  d'un  visage 
posé  et  comme  tout  éjoui  :  «  Mon  oncle,  ma 
femme,  je  vous  assure  sur  ma  foi,  que  nulle  nou- 
velle atteinte  de  ma  maladie  ou  opinion  mauvaise 
que  j'aie  de  ma  guérison,  ne  m'a  mis  en  fantaisie 
de  vous  faire  appeler  pour  vous  dire  ce  que  j'en- 
treprends ;  car  je  me  porte,  Dieu  merci,  très 
bien  et  plein  de  bonne  espérance  ;  mais  ayant 
de  longue  main  appris,  tant  par  longue  expé- 
rience que  par  longue  étude,  le  peu  d'assurance 
qu'il  y  a  à  l'instabilité  et  inconstance  des  choses 
humaines,  et  même  en  notre  vie  que  nous  tenons 
si  chère,  qui  n'est  toutefois  que  fumée  et  chose  de 
néant  ;  et  considérant  aussi,  que  puisque  je  suis 
malade,  je  me  suis  d'autant  approché  du  danger 


LE     CONSEILLER    DE     MONTAIGNE    189 

de  la  mort,  j'ai  délibéré  de  mettre  quelque  ordre 
à  mes  affaires  domestiques,  après  en  avoir,  eu 
votre  avis  premièrement.  »  Et  puis  adressant 
son  propos  à  son  oncle  :  «  Mon  bon  oncle,  dit-il, 
si  j'avais  à  vous  rendre  à  cette  heure  compte  des 
grandes  obligations  que  je  vous  ai,  je  n'aurais 
en  pièce  fait  :  il  me  suffit  que  jusques  à  présent, 
où  que  j'aie  été,  et  à  quiconque  j'en  aie  parlé, 
j'aie  toujours  dit  que  tout  ce  que  un  très  sage, 
très  bon  et  très  libéral  père,  pouvait  faire  pour 
son  fils,  tout  cela  avez-vous  fait  pour  moi,  soit 
pour  le  soin  qu'il  a  fallu  à  m 'instruire  aux  bonnes 
lettres,  soit  lorsqu'il  vous  a  plu  me  pousser  aux 
états  :  de  sorte  que  tout  le  cours  da  ma  vie  a  été 
plein  de  grands  et  recommandables  offices 
d'amitiés  vôtres  envers  moi  :  somme,  quoi  que 
j'aie,  je  le  tiens  de  vous,  je  l'avoue  de  vous,  je 
vous  en  suis  redevable,  vous  êtes  mon  vrai 
père  ;  ainsi  comme  fils  de  famille  je  n'ai  nulle 
puissance  de  disposer  de  rien,  s'il  ne  vous  plaît 
de  m'en  donner  congé.  »  Lors  il  se  tut  et  attendit 
que  les  soupirs  et  les  sanglots  eussent  donné 
loisir  à  son  oncle  de  lui  répondre  qu'il  trouverait 
toujours  très  bon  tout  ce  qu'il  lui  plairait.  Lors 
ayant  à  le  faire  son  héritier,  il  le  supplia  de  prendre 
de  lui  le  bien  qui  était  sien. 

Et  puis,  détournant  sa  parole  à  sa  femme  : 
«  Ma  semblance,  dit-il  (ainsi  l'appelait-il  souvent, 


igO  LETTRE    DE    MONSIEUR 

pour  quelque  ancienne  alliance  qui  était  entre 
eux),  ayant  été  joint  à  vous  du  saint  nœud  du 
mariage,  qui  est  l'un  des  plus  respectables  et 
inviolables  que  Dieu  ait  ordonné  ça  bas,  pour 
l'entretien  de  la  société  humaine,  je  vous  ai 
aimée,  chérie,  et  estimée  autant  qu'il  m'a  été 
possible,  et  suis  tout  assuré  que  vous  m'avez 
rendu  réciproque  affection,  que  je  ne  saurais  assez 
reconnaître.  Je  vous  prie  de  prendre  de  la  part 
de  mes  biens  ce  que  je  vous  donne,  et  vous  en 
contenter,  encore  que  je  sache  bien  que  c'est 
bien  peu  au  prix  de  vos  mérites,  » 

Et  puis,  tournant  son  propos  à  moi  :  «  Mon 
frère,  dit-il,  que  j'aime  si  chèrement  et  que  j'avais 
choisi  parmi  tant  d'hommes,  pour  renouveler 
avec  vous  cette  vertueuse  et  sincère  amitié, 
de  laquelle  l'usage  est  par  les  vices  dès  si  long- 
temps éloigné  d'entre  nous  qu'il  n'en  reste  que 
quelques  vieilles  traces  en  la  mémoire  de  l'anti- 
quité, je  vous  supplie  pour  signal  de  mon  affec- 
tion envers  vous,  vouloir  être  successeur  de  ma 
bibliothèque  et  de  mes  livres  que  je  vous  donne  : 
présent  bien  petit,  mais  qui  part  de  bon  cœur, 
et  qui  vous  est  concevable  pour  l'affection  que 
vous  avez  aux  Lettres.  Ce  vous  sera  jjivTipioa-uvov 
tui  sodalis.  » 

Et  puis,  parlant  à  tous  trois  généralement, 
loua  Dieu,  de  quoi  en  une  si  extrême  nécessité 


LE     CONSEILLER     DE     MONTAIGNE    I9I 

il  se  trouvait  accompagné  de  toutes  les  plus  chères 
personnes  qu'il  eut  en  ce  monde  ;  et  qu'il  lui 
semblait  très  beau  à  voir  une  assemblée  de  quatre 
si  accordants  et  si  unis  d'amitié,  faisant,  disait-il, 
état,  que  nous  nous  entraînions  unanimement  les 
uns  pour  l'amour  des  autres.  Et  nous  ayant  re- 
commandé les  uns  aux  autres,  il  suivit  ainsi  : 
«  Ayant  mis  ordre  à  mes  biens,  encore  ms  faut-il 
penser  à  ma  conscience.  Je  suis  chrétien,  je  suis 
catholique  :  tel  ai  vécu,  tel  suis-je  délibéré  de 
clore  ma  vie.  Qu'on  me  fasse  venir  un  prêtre  ; 
car  je  ne  veux  faillir  à  ce  dernier  devoir  d'un 
chrétien.  » 

Sur  ce  point  il  finit  son  propos,  lequel  il  avait 
continué  avec  telle  assurance  de  visage,  telle 
force  de  parole  et  de  voix,  que  là  où  je  l'avais 
trouvé,  lorsque  j'entrai  en  sa  chambre,  faible, 
traînant  lentement  ses  mots,  les  uns  après  les 
autres,  et  ayant  le  pouls  abattu  comme  de  fièvre 
lente,  et  tirant  à  la  mort,  le  visage  pâle  et  tout 
meurtri,  il  semblait  lors  qu'il  vint,  conmie  par 
miracle,  de  reprendre  quelque  nouvelle  vigueur  : 
le  teint  plus  vermeil  et  le  pouls  plus  fort,  de  sorte 
que  je  lui  fis  tâter  le  mien  pour  les  comparer 
ensemble.  Sur  l'heure  j'eus  le  cœur  si  serré, 
que  je  ne  sus  rien  lui  répondre.  Mais  deux  ou 
trois  heures  après,  tant  pour  lui  continuer  cette 
grandeur  de  courage,  que  aussi  parce  que  je  sou- 


192  LETTRE     DE    MONSIEUR 

haitais  pour  la  jalousie  que  j'ai  eue  toute  ma  vie 
de  sa  gloire  et  de  son  honneur,  qu'il  y  eut  plus 
de  témoins  de  tant  et  si  belles  preuves  de  magna- 
nimité, y  ayant  plus  grande  compagnie  en  sa 
chambre,  je  lui  dis  que  j'avais  rougi  de  honte 
de  quoi  le  courage  m'avait  failli  à  ouïr  ce  que  lui, 
qui  était  engagé  dans  ce  mal,  avait  eu  courage 
de  me  dire  :  que  jusques  lors  j'avais  pensé  que 
Dieu  ne  nous  donnait  guères  si  grand  avantage 
sur  les  accidents  humains,  et  croyais  mal  aisé- 
ment ce  que  quelquefois  j'en  lisais  parmi  les 
histoires  ;  mais  qu'en  ayant  senti  une  telle  preuve, 
je  louais  Dieu  de  quoi  ce  avait  été  en  une  per- 
sonne de  qui  je  fusse  tant  aimé,  et  que  j'aimasse 
si  chèrement,  et  que  cela  me  servirait  d'exemple 
pour  jouer  ce  même  rôle  à  mon  tour. 

Il  m'interrompit  pour  me  prier  d'en  user  ainsi, 
et  de  montrer  par  effet  que  les  discours  que  nous 
avions  tenus  ensemble  pendant  notre  santé, 
nous  ne  les  portions  pas  seulement  en  la  bouche, 
mais  engravés  bien  avant  au  cœur  et  en  l'âme, 
pour  les  mettre  en  exécution  aux  premières 
occasions  qui  s'offriraient,  ajoutant  que  c'était 
la  vraie  pratique  de  nos  études  et  de  la  philoso- 
phie. Et  me  prenant  par  la  main  :  «  Mon  frère, 
mon  ami,  me  dit-il,  je  t'assure  que  j'ai  fait  assez 
de  choses,  ce  me  semble,  en  ma  vie,  avec  autant 
de  peine  et  difficulté  que  je  fais  celle-ci.  Et  quand 


LE      CONSEILLER    DE     M  O  N  T  A  I  G  N  E  193 

tout  est  dit,  il  y  a  fort  longtemps  que  j'y  étais 
préparé  et  que  j'en  savais  ma  leçon  par  cœur. 
Mais  n'est-ce  pas  assez  vécu  jusques  à  l'âge 
auquel  je  suis  ?  J'étais  prêt  à  entrer  à  mon  trente- 
troisième  an.  Dieu  m'a  fait  cette  grâce,  que  tout 
ce  que  j 'ai  passé,  jusques  à  cette  heure  de  ma  vie, 
a  été  plein  de  santé  et  de  bonheur  ;  par  l'incons- 
tance des  choses  humaines,  cela  ne  pouvait 
guère  plus  durer.  Il  était  meshui  temps  de  se 
mettre  aux  affaires  et  de  voir  mille  choses  mal 
plaisantes,  comme  l'incommodité  de  la  vieillesse, 
de  laquelle  je  suis  quitte  par  ce  moyen.  Et  puis, 
il  est  vraisemblable  que  j'ai  vécu  jusqu'à  cette 
heure  avec  plus  de  simplicité  et  moins  de  malice 
que  je  n'eusse  par  aventure  fait,  si  Dieu  m'eut 
laissé  vivre  jusqu'à  ce  que  le  soin  de  m'enrichir 
et  accommoder  mes  affaires  luc  fut  entré  dans 
la  tête.  Quant  à  moi,  je  suis  certain,  que  je 
m'en  vais  trouver  Dieu  et  le  séjour  des  bienheu- 
reux. »  Or,  parce  que  je  montrais  même  au  visage 
l'impatience  que  j'avais  à  l'ouïr  :  «  Comment, 
mon  frère,  me  dit-il,  me  voulez-vous  faire  peur? 
Si  je  l'avais,  à  qui  serait-ce  à  me  l'ôter  qu'à  vous  ?  » 
Sur  le  soir,  parce  que  le  notaire  survint,  qu'on 
avait  mandé  pour  recevoir  son  testament  (^),  je  le 
lui  fis  mettre  par  écrit,  et  puis  je  lui  fus  dire  s'il 
ne  le  voulait  pas  signer  ;  «  Non  pas  signer,  dit-il, 
Je  le  veux  faire  moi-même.  Mais  je  voudrais. 


194  LETTRE     DE     MONSIEUR 

mon  frère,  qu'on  me  donnât  un  peu  de  loisir  ; 
car  je  me  trouve  extrêmement  travaillé  et  si 
affaibli,  que  je  n'en  puis  quasi  plus.  »  Je  me  mis 
à  changer  de  propos  ;  mais  il  se  reprit  soudain 
et  me  dit  qu'il  ne  fallait  pas  grand  loisir  à  mourir, 
et  me  pria  de  savoir  si  le  notaire  avait  la  main  bien 
légère,  car  il  n'arrêterait  guères  à  dicter.  J'ap- 
pelai le  notaire,  et  sur  le  champ  il  dicta  si  vite 
son  testament  qu'on  était  bien  empêché  à  le 
suivre.  Et  ayant  achevé,  il  me  pria  de  lui  lire, 
et  parlant  à  moi  :  «  Voilà,  dit-il,  le  soin  d'une  belle 
chose  que  nos  richesses.  Sunt  hcec  quce  hominibus 
vocantur  hona.  »  Après  que  le  testament  eût  été 
signé,  comme  sa  chambre  était  pleine  de  gens, 
il  me  demanda  s'il  ferait  mal  de  parler.  Je  lui 
dis  que  non,  mais  que  ce  fût  fort  doucement. 

Lors  il  fit  appeler  Madamoiselle  de  Saint- 
Quentin  (1),  sa  nièce,  et  parla  ainsi  à  elle  :  «  Ma 
nièce,  m'amie,  il  m'a  semblé  depuis  que  je  t'ai 
connue,  avoir  vu  reluire  en  toi  des  traits  de  très 
bonne  nature  ;  mais  ces  derniers  offices  que  tu  fis 
avec  si  bonne  affection,  et  telle  diligence,  à  ma 
présente  nécessité,  me  promettent  beaucoup  de 
toi,  et  vraiment  je  t'en  suis  obligé  et  t'en  remercie 
très  affectueusement.  Au  reste,  pour  ma  décharge, 
je  t'avertis  d'être  premièrement  dévote  envers 
Dieu  :  car  c'est  sans  doute  la  principale  partie 
de  notre  devoir,  et  sans  laquelle  nulle  autre  ac- 


LE    CONSEILLER     DE    MONTAIGNE    I95 

tion  ne  peut  être  ni  bonne  ni  belle  :  et  celle-là 
y  étant  bien  à  bon  escient,  elle  traîne  après  soi 
par  nécessité  toutes  autres  actions  de  vertu.  Après 
Dieu,  il  te  faut  aimer  et  honorer  ton  père  et  ta 
mère,  même  ta  mère,  ma  sœur,  que  j'estime  des 
meilleures  et  des  plus  sages  femmes  du  monde, 
et  te  prie  de  prendre  d'elle  l'exemple  de  ta  vie. 
Ne  te  laisse  point  emporter  aux  plaisirs  ;  fuis 
comme  peste  ces  folles  privautés  que  tu  vois 
les  femmes  avoir  quelquefois  avec  les  hommes, 
car  encore  que  sur  le  commencement  elles  n'aient 
rien  de  mauvais  ;  toutefois  petit  à  petit  elles  cor- 
rompent l'esprit,  elles  conduisent  à  l'oisiveté, 
et  de  là,  dans  le  vilain  bourbier  du  vice.  Crois- 
moi  :  la  plus  sûre  garde  de  la  chasteté  à  une  fille, 
c'est  la  sévérité.  Je  te  prie,  et  veux  qu'il  te  sou- 
vienne de  moi,  pour  avoir  souvent  devant  les 
yeux  l'amitié  que  je  t'ai  portée,  non  pas  pour  te 
plaindre  et  pour  te  douloir  de  ma  perte,  et  cela 
défends-je  à  tous  mes  amis,  tant  que  je  puis, 
attendu  qu'il  semblerait  qu'ils  fussent  envieux 
du  bien,  duquel,  merci  à  ma  mort,  je  me  verrai 
bientôt  jouissant  :  et  t'assure,  ma  fille,  que  si 
Dieu  me  donnait  à  cette  heure  à  choisir,  ou  de 
retourner  à  vivre  encore,  et  d'achever  le  voyage 
que  j'ai  commencé,  je  serais  bien  empêché  au 
choix.  Adieu,  ma  nièce,  m 'amie.  » 
Il  fit  après  appeler  Madamoiselle  d'Arsac  Q), 

hA.    BOÉTIE  13 


196  LETTRE    DE    MONSIEUR 

sa  belle-fille,  et  lui  dit  :  «  Ma  fille  vous  n'avez 
pas  grand  besoin  de  mes  avertissements,  ayant 
une  telle  mère,  que  j'ai  trouvée  si  sage,  si  bien 
conforme  à  mes  conditions  et  volontés,  ne  m 'ayant 
jamais  fait  nulle  faute.  Vous  serez  très  bien  ins- 
truite d'une  telle  maîtresse  d'école.  Et  ne  trouvez 
point  étrange  si  moi,  qui  ne  vous  attouche  d'au- 
cune parenté,  me  soucie  et  me  mêle  de  vous. 
Car  étant  fille  d'une  personne  qui  m'est  si  proche, 
il  est  impossible  que  tout  ce  qui  vous  concerne 
ne  me  touche  aussi.  Et  pourtant  ai-je  toujours  eu 
tout  le  soin  des  affaires  de  Monsieur  d'Arsac, 
votre  frère,  comme  des  miennes  propres.  Vous 
avez  de  la  richesse  et  de  la  beauté  assez  :  vous 
êtes  damoiselle  de  bon  lieu.  Il  ne  vous  reste  que 
d'y  ajouter  les  biens  de  l'esprit,  ce  que  je  vous 
prie  vouloir  faire.  Je  ne  vous  défends  pas  le 
vice  qui  est  tant  détestable  aux  femmes,  car 
je  ne  veux  pas  penser  seulement  qu'il  vous 
puisse  tomber  en  l'entendement  :  voire  je  crois 
que  le  nom  même  vous  en  est  horrible.  Adieu, 
ma  belle-fille.  » 

Toute  la  chambre  était  pleine  de  cris  et  de 
larmes,  qui  n'interrompaient  toutefois  nullement 
le  train  de  ses  discours,  qui  furent  longuets. 
Mais  après  tout  cela  il  commanda  qu'on  fit  sortir 
tout  le  monde,  sauf  sa  garnison,  ainsi  nomma- t-il 
les  filles  qui  le  servaient.  Et  puis,  appelant  mon 


LE    CONSEILLER    DE    MONTAIGNE    197 

frère  de  Beauregard  (*)  :  «Monsieur  de  Beauregard, 
lui  dit-il,  je  vous  mercie  bien  fort  de  la  peine 
que  vous  prenez  pour  moi  :  vous  voulez  bien  que 
je  vous  découvre  quelque  chose  que  j'ai  sur  le 
cœur  à  vous  dire.  »  De  quoi  quand  mon  frère 
lui  eut  donné  l'assurance,  il  suivit  ainsi  :  «Je  vous 
jure  que  de  tous  ceux  qui  se  sont  mis  à  la  réfor- 
mation de  l'Église,  je  n'ai  jamais  pensé  qu'il  y 
en  ait  eu  un  seul  qui  s'y  soit  mis  avec  meilleur 
zèle,  plus  entière,  sincère  et  simple  affection 
que  vous.  Et  crois  certainement  que  les  seuls  vices 
de  nos  prélats,  qui  ont  sans  doute  besoin  d'une 
grande  correction,  et  quelques  imperfections  que 
le  cours  du  temps  a  apporté  en  notre  Église, 
vous  ont  incité  à  cela  :  je  ne  vous  en  veux  pour 
cette  heure  démouvoir  :  car  aussi  ne  prie-je 
pas  volontiers  personne  de  faire  quoi  que  ce  soit 
contre  sa  conscience.  Mais  je  vous  veux  bien 
avertir,  qu'ayant  respect  de  la  bonne  réputation 
qu'a  acquis  la  maison  de  laquelle  vous  êtes,  par 
une  continuelle  concorde  :  maison  que  j'ai  autant 
chère  que  maison  du  monde  :  mon  Dieu,  quelle 
case,  de  laquelle  il  n'est  jamais  sorti  acte  que 
d'homme  de  bien  !  aysLDt  respect  à  la  volonté 
de  votre  père,  ce  bon  père  à  qui  vous  devez  tant, 
de  votre  oncle,  à  vos  frères,  vous  fuirez  ces 
extrémités  :  ne  soyez  point  si  âpre  et  si  violent  : 
accommodez- vous   à   eux.    Ne    faites   point   de 


IçS  LETTRE    DE    MONSIEUR 

bande  et  de  corps  à  part  :  joignez-vous  ensemble. 
Vous  voyez  combien  de  ruines,  ces  dissentions 
ont  apporté  en  ce  royaume  ;  et  vous  réponds 
qu'elles  en  apporteront  de  bien  plus  grandes. 
Et  comme  vous  êtes  sage  et  bon,  gardez  de  mettre 
ces  inconvénients  parmi  votre  famille,  de  peur 
de  lui  faire  perdre  la  gloire  et  le  bonheur  duquel 
elle  a  joui  jusques  à  cette  heure.  Prenez  en  bonne 
part,  Monsieur  de  Beauregard,  ce  que  je  vous  en 
dis,  et  pour  un  certain  témoignage  de  l'amitié 
que  je  vous  porte.  Car  pour  cet  effet  me  suis-je 
réservé  jusques  à  cette  heure  à  vous  le  dire  ; 
et  à  l'aventure  vous  le  disant  en  l'état  auquel 
vous  me  voyez  vous  donnerez  plus  de  poids  et 
d'autorité  à  mes  paroles.  »  Mon  frère  le  remercia 
bien  fort. 

Le  lundi  matin,  il  était  si  mal  qu'il  avait  quitté 
toute  espérance  de  vie.  De  sorte  que  dès  lors 
qu'il  me  vit,  il  m'appela  tout  piteusement,  et  me 
dit  :  «  Mon  frère,  n'avez-vous  pas  de  compassion 
de  tant  de  tourments  que  je  souffre  ?  Ne  voyez- 
vous  pas  meshui,  que  tout  le  secours  que  vous  me 
faites,  ne  sert  que  d'allongement  à  ma  peine  ?  » 
Bientôt  après,  il  s'évanouit  de  sorte  qu'on  le 
cuida  abandonner  pour  trépassé  :  en  fin,  on  le 
réveilla  à  force  de  vinaigre  et  de  vin.  Mais  il  ne 
vit  de  fort  longtemps  après,  et  nous  oyant  crier 
autour  de  lui,  il  nous  dit  :  «  Mon    Dieu,  qui  me 


LE    CONSEILLER     DE     MONTAIGNE    199 

tounnente  tant  ?  Pourquoi  m'ôte-t-on  de  ce  grand 
et  plaisant  repos  auquel  je  suis  ?  Laissez-moi, 
je  vous  prie.  »  Et  puis  m'oyant,  il  me  dit  :  «  Et 
vous  aussi,  mon  frère,  vous  ne  voulez  donc  pas 
que  je  guérisse?  O  quel  aise  vous  me  faites 
perdre  !  »  Enfin,  s 'étant  encore  plus  remis,  il 
demanda  un  peu  de  vin.  Et  puis  s'en  étant  bien 
trouvé,  me  dit  que  c'était  la  meilleure  liqueur 
du  monde.  «  Non  est  dea,  fis-je  pour  le  mettre 
en  propos,  c'est  l'eau.  —  C'est  mon,  répliqua-t-il, 
uôtop  àp'.o-rov  (1).  »  Il  avait  déjà  toutes  les  extré- 
mités jusques  au  visage,  glacées  de  froid,  avec 
une  sueur  mortelle  qui  lui  coulait  le  long  du 
corps  :  et  n'y  pouvait-on  quasi  plus  trouver 
nulle  connaissance  de  pouls.  Ce  matin,  il  se  con- 
fessa à  son  prêtre  :  mais  parce  que  le  prêtre  n'avait 
pas  apporté  tout  ce  qu'il  lui  fallait,  il  ne  lui  put 
dire  la  messe.  Mais  le  mardi  matin,  M.  de  La 
Boétie  le  demanda,  pour  l'aider,  dit-il,  à  faire 
son  dernier  office  chrétien.  Ainsi,  il  ouït  la  messe 
et  fit  ses  Pâques.  Et  conmie  le  prêtre  prenait 
congé  de  lui,  il  lui  dit  :  «  Mon  père  spirituel, 
je  vous  supplie  humblement,  et  vous  et  ceux  qui 
sont  tous  de  votre  charge,  priez  Dieu  pour  moi 
soit  qu'il  soit  ordonné  par  les  très  sacrés  trésors 
des  desseins  de  Dieu  que  je  finisse  à  cette  heure 
mes  jours,  qu'il  ait  pitié  de  mon  âme,  et  me  par- 
donne mes  péchés,  qui  sont  infinis,  comme  il 


200  LETTRE    DE    MONSIEUR 

n'est  pas  possible  que  si  vile  et  si  basse  créature 
que  moi  aie  pu  exécuter  les  commandements 
d'un  si  haut  et  si  puissant  maître  :  ou  s'il  lui 
semble  que  je  fasse  encore  besoin  par  deçà, 
et  qu'il  veuille  me  réserver  à  quelque  autre  heure, 
suppliez-le  qu'il  finisse  bien  tôt  en  moi  les  angoisses 
que  je  souffre,  et  qu'il  me  fasse  la  grâce  de  guider 
dorénavant  mes  pas  à  la  suite  de  sa  volonté, 
et  de  me  rendre  meilleur  que  je  n'ai  été.  »  Sur 
ce  point  il  s'arrêta  un  peu  pour  prendre  haleine  : 
et  voyant  que  le  prêtre  s'en  allait,  il  le  rappela, 
et  lui  dit  :  «  Encore  veux-je  dire  ceci  en  votre 
présence  :  Je  proteste,  que  comme  j'ai  été  bap- 
tisé, ai  vécu,  ainsi  veux-je  mourir  sous  la  loi  et 
religion  que  Moïse  planta  premièrement  en 
Egypte,  que  les  Pères  reçurent  depuis  en  Judée, 
et  qui  de  main  en  main  par  succession  de  temps 
a  été  apportée  en  France.  »  Il  sembla,  à  le  voir, 
qu'il  eut  parlé  encore  plus  longtemps,  qu'il  eut 
pu  :  mais  il  finit,  priant  son  oncle  et  moi  de  prier 
Dieu  pour  lui.  «  Car  ce  sont,  dit-il,  les  meilleurs 
offices  que  les  chrétiens  puissent  faire  les  uns 
pour  les  autres.  »  Il  s'était  en  parlant,  découvert 
une  épaule,  et  pria  son  oncle  la  recouvrir,  encore 
qu'il  eut  un  valet  près  de  lui.  Et  puis,  me  regar- 
dant :  «  Ingenui  est,  dit-il,  cui  multum  deheas,  et 
plurinum  velle  dehere.  »  M.  de  Belot  le  vint  voir 
après-midi,  et  il  lui  dit,  lui  présentant  sa  main  : 


LE    CONSEILLER     DE     MONTAIGNE   201 

«  Monsieur  mon  bon  ami,  j'étais  ici  à  même  pour 
payer  ma  dette,  mais  j'ai  trouvé  un  bon  créditeur 
qui  me  l'a  remise.  »  Un  peu  après,  comme  il  se 
réveillait  en  sursaut  :  «  Bien,  bien,  qu'elle  vienne 
quand  elle  voudra,  je  l'attends  gaillard  et  de  pied 
coi  »  ;  mots  qu'il  redit  deux  ou  trois  fois  en  sa 
maladie.  Et  puis,  comme  on  lui  entr 'ouvrait  la 
bouche  par  force  pour  le  faire  avaler  :  «  An  vivere 
tanti  est  ?  »  dit-il,  tournant  son  propos  à  M.  de 
Belot  (}).  Sur  le  soir,  il  conmiença  bien  à  bon 
escient  à  tirer  aux  traits  de  la  mort  ;  et  comme  je 
soupais,  il  me  fit  appeler,  n'ayant  plus  que  l'image 
et  que  l'ombre  d'un  homme,  et  comme  il  disait 
de  soi-même  :  «  Non  homo,  sed  species  hominis.  » 
U  me  dit,  à  toutes  peines  :  «  Mon  frère,  mon 
ami,  plut  à  Dieu  que  je  visse  les  effets  des  ima- 
ginations que  je  viens  d'avoir.  »  Après  avoir  at- 
tendu quelque  temps,  qu'il  ne  parlait  plus,  et 
qu'il  tirait  des  soupirs  tranchants  pour  s'en  eiSFor- 
cer,  car  dès  lors  la  langue  commençait  fort  à 
lui  dénier  son  office  :  «  Quelles  sont-elles,  mon 
frère?  lui  dis-je.  —  Grandes,  grandes,  me  ré- 
pondit-il. —  Il  ne  fut  jamais,  suivis-je,  que  je 
n'eusse  cet  honneur  que  de  communiquer  à 
toutes  celles  qui  vous  venaient  à  l'entendement, 
voulez-vous  pas  que  j'en  jouisse  encore  ?  —  C'est 
non  dea,  répondit-il  ;  mais,  mon  frère,  je  ne  puis  : 
elles  sont  admirables,  infinies,  et  indicibles.   » 


202  LETTRE    DE    MONSIEUR 

Nous  en  demeurâmes  là,  car  il  n'en  pouvait  plus. 
De'^sorte  qu'un  peu  auparavant  il  avait  voulu 
parler  à  sa  femme,  et  lui  avait  dit  d'un  visage 
plus  gai  qu'il  le  pouvait  contrefaire,  qu'il  avait 
à  lui  dire  un  conte.  Et  sembla  qu'il  s'efforçât 
pour  parler  :  mais  la  force  lui  défaillant,  il  de- 
manda un  peu  de  vin  pour  la  lui  rendre.  Ce  fut 
pour  néant  ;  car  il  s'évanouit  soudain,  et  fut  long- 
temps sans  voir.  Étant  déjà  bien  voisin  de  sa 
mort  et  oyant  les  pleurs  de  Madamoiselle  de  La 
Boétie,  il  l'appela,  et  lui  dit  ainsi  :  «  Ma  sem- 
blance,  vous  vous  tourmentez  avant  le  temps  : 
voulez-vous  pas  avoir  pitié  de  moi  ?  Prenez  cou- 
rage. Certes  je  porte  plus  la  moitié  de  peine, 
pour  le  mal  que  je  vous  vois  souffrir,  que  pour 
le  mien,  et  avec  raison,  parce  que  les  maux  que 
nous  sentons  en  nous,  ce  n'est  pas  nous  propre- 
ment qui  les  sentons,  mais  certains  sens  que  Dieu 
a  mis  en  nous  :  mais  ce  que  nous  sentons  pour  les 
autres,  c'est  par  certain  jugement  et  par  discours 
de  raison  que  nous  le  sentons.  Mais  je  m'en  vais.  » 
Ce  disait-il,  parce  que  le  cœur  lui  faillait.  Or, 
ayant  eu  peur  d'avoir  étonné  sa  femme,  il  se 
reprit  et  dit  :  «  Je  m'en  vais  dormir,  bonsoir, 
ma  femme,  allez- vous-en.  »  Voilà  le  dernier 
congé  qu'il  prit  d'elle.  Après  qu'elle  fut  partie  : 
«  Mon  frère,  me  dit-il,  tenez-vous  auprès  de  moi, 
s'il  vous  plaît.  »  Et  puis,  ou  sentant  les  pointes 


LE    CONSEILLER    DE    MONTAIGNE   203 

de  la  mort  plus  pressantes  et  poignantes,  ou  bien 
la  force  de  quelque  médicament  chaud  qu'on 
lui  avait  fait  avaler,  il  prit  une  voix  plus  éclatante 
et  plus  forte,  et  donnait  des  tours  dans  son  lit 
avec  tout  plein  de  violence  de  sorte  que  toute  la 
compagnie  commença  à  avoir  quelque  espérance, 
par  ce  que  jusques  lors  la  seule  faiblesse  nous 
l'avait  fait  perdre.  Lors,  entre  autres  choses,  il  se 
prit  à  me  prier  et  reprier  avec  une  extrême  affec- 
tion, de  lui  donner  une  place  :  de  sorte  que  j'eus 
peur  que  son  jugement  fut  ébranlé.  Même  que 
lui  ayant  bien  doucement  remontré  qu'il  se  lais- 
sait emporter  au  mal,  et  que  ces  mots  n'étaient 
pas  d'homme  bien  rassis,  il  ne  se  rendit  point 
au  premier  coup,  et  redoubla  encore  plus  fort  : 
«  Mon  frère ,  mon  frère  me  refusez-vous  une  place  ?  » 
Jusques  à  ce  qu'il  me  contraignit  de  le  convaincre 
par  raison,  et  de  lui  dire,  que  puisqu'il  respirait 
et  parlait,  et  qu'il  avait  corps,  il  avait  par  consé- 
quent son  Heu.  «  Voire,  voire,  me  répondit-il 
lors,  j'en  ai,  mais  ce  n'est  pas  celui  qu'il  me  faut  : 
et  puis,  quand  tout  est  dit,  je  n'ai  plus  d'être. 

—  Dieu  vous  en  donnera  un  bientôt,  lui  fis-je. 

—  Y  fussé-je  déjà,  mon  frère,  me  répondit-il  ; 
il  y  a  trois  jours  que  j'ahanne  pour  partir.  » 
Étant  sur  ces  détresses,  il  m'appela  souvent 
pour  s'informer  seulement  si  j'étais  près  de  lui. 
En  fin  il  se  mit  un  peu  à  reposer,  qui  nous  con- 


204  LETTRE     DE     MONTAIGNE 

firma  encore  plus  en  notre  bonne  espérance. 
De  manière  que  sortant  de  sa  chambre,  je  m'en 
réjouis  avecque  Madamoiselle  de  La  Boétie. 
Mais  une  heure  après,  ou  environ,  me  nommant 
une  fois  ou  deux,  et  puis  tirant  à  soi  un  grand 
soupir,  il  rendit  l'âme,  sur  les  trois  heures  du 
mercredi  matin  dix-huitième  d'août,  l'an  mil 
cinq  cent  soixante- trois  après  avoir  vécu  32  ans, 
sept  mois  et  dix-sept  jours  (^). 


NOTES 


Page  49.  —  (^)  C'est  le  titre  que  La  Boétie  lui-même 
avait  donné.  Ce  témoignage  est  confirmé  dans 
les  Essais  :  «  C'est  un  discours  auquel  il  donne 
nom  :  De  la  servitude  volontaire  ;  mais  ceux 
qui  l'ont  ignoré  l'ont  bien  proprement  depuis 
rebaptisé  :  Le  Contr'un.  »  (Essais,  t.  I,  ch.  28.) 

Page  49.  —  P)  A  ce  propos,  Feugère  a  rappelé  des 
passages  d'Hérodote,  de  Polybe  et  de  Plutarque. 
On  y  peut  joindre  d'autres  noms,  Xénophon 
et  Tacite  notamment.  (L.  Delornelle,  L'ins- 
piration antique  dans  le  «  Discours  de  la  Servitude 
volontaire  »,  Revue  d! histoire  littéraire  de  la  France^ 
t.  XVII  (17e  année),  p.  34-72. 

Page  51.  —  (^)  C'est  ici  que  commence  le  long  frag- 
ment de  La  Boétie  qui  a  été  publié,  pour  la  pre- 
mière fois^,  dans  le  second  dialogue  du  Réveille- 
matin  des  François  en  1574  et  qui  donne  le  premier 
texte  connu  de  La  Servitude  volontaire,  accom- 
modée aux  besoins  du  moment. 

Page  53.  —  (^)  On  a  mis  plusieurs  noms  sous  le  per- 
sonnage du  tyran,  et  on  a  voiJu  y  voir  un  portrait. 
U  est  vraisemblable  d'y  reconnaître  une  figure 


2o6  NOTES 

symbolique,  qui  rassemble  et  qui  groupe  les  élé- 
ments historiques  d'un  personnage  à  la  fois  précis 
et  indéterminé.  «  Ainsi,  dit  M.  Delornelle  (loco 
citato),  tous  les  traits  de  cette  figure  anonyme  se 
retrouvent  dans  l'image  que  l'histoire  nous  a 
laissée  de  Néron.  Plusieurs  mêmes  ne  s'appliquent 
à  personne  mieux  qu'à  l'empereur  romain.  C'est 
de  lui,  nous  pouvons  maintenant  l'affirmer, 
que  La  Boétie  s'est  souvenu  dans  cette  page  pour 
incarner  le  type  du  tyran.  » 

Page  54.  —  (^)  Guerdon,  récompense  :  entreténement, 
nous  dirions  maintenant  entretien,  loyer  :  récom- 
pense. 

Page  54.  —  (^)  5e  rebouche,  s'émousse. 

Page  55.  —  (^)  Mâtine,  maltraite.  Montaigne  parle 
«  de  se  laisser  mâtiner  contre  l'honneur  de  son 
rang  ».  (Essais,  III,  3.) 

Page  57.  —  (^)  Est  à  dire,  leur  manque,  lui  fait 
défaut.  Il  est  aisé  de  dire  comment  La  Boétie 
en  est  venu  à  l'idée  que  la  liberté  fait  partie  des 
droits  naturels,  imprescriptibles  de  l'humanité  : 
c'est  par  Cicéron  qu'il  connaît  sa  doctrine,  et  par 
ses  traités  philosophiques. 

Page  64.  —  (^)  Ces  vers  ne  se  trouvent  pas  dans  les 
vers  déjà  connus  de  La  Boétie  et  ceci  confir- 
merait ce  que  l'auteur  vient  d'en  dire. 

Page  64.  —  {^)  Guillaume  de  Lur  de  Longa,  conseiller- 
lay  au  Parlement  de  Bordeaux  depuis  1528. 
C'était  un  fervent  ami  des  lettres.    Il  fut  reçu 


NOTES  207 

le  24  mars  1524,  se  démit  de  ses  fonctions  le  20  jan- 
^'^e^  1553,  en  faveur  de  La  Boétie  lui-même, 
et  garda  ses  entrées  au  Parlement,  malgré  la 
cession  de  son  office,  sans  toutefois  y  «  avoir 
opinion  ».  Il  mourut  en  1557. 

Page  65.  —  {^)  On  pourrait  croire  que  cette  énumé- 
ration  du  tyran  provient  de  la  Politique  d'Aris- 
tote.  n  n'en  est  rien  et  ce  passage  résume  d'autres 
faits  historiques  connus  alors  de  La  Boétie. 

Page  70.  —  (^)  C'est  sans  doute  ce  passage  qui  a 
donné  lieu  à  Montaigne  de  croire  que  La  Boétie 
«  eût  mieux  aimé  être  né  à  Venise  qu'à  Sarlat  ». 
(Essais,  1.  I,  eh.  27.) 

Page  74.  —  (^)  5e  gorgiasent  sous  la  barde,  c'est-à-dire 
se  pavanent  sous  l'armure. 

Page  78.  —  {^)  Ce  n'est  pas  dann  le  traité  Des  Mala- 
dies, mentionné  par  La  Boétie,  mais  bien  dans 
celui  Des  airs,  des  eaux  et  des  lieux,  que  La  Boétie 
aurait  dû  alléguer   Hippocrate. 

Page  83.  —  (^)  Autour  de  cette  idée  principale  : 
que  le  peuple  est  lâche  et  crédule,  viennent 
s'énumérer  et  se  grouper  un  assez  grand  nombre 
d'exemples  historiques  d'origine  diverse  :  allusion 
à  l'opuscule  de  Hiéron  sur  le  tyran  ;  comment 
on  abêtit  les  Lygiens,  et  comment  les  rois  d'As- 
syrie et  d'Egypte  abusent  le  peuple.  A  noter 
cependant  une  allusion  aux  événements  contem- 
porains,   qui    prouve    le    loyaUsme    de    l'auteur, 


208  NOTES 

par  le  souci  de  ménager  le  sang  et  les  forces  des 
Français. 

Page  87.  —  (})  On  ne  reconnaîtrait  guère,  sous  cette 
traduction  peu  poétique,  les  beaux  vers  de  Vir- 
gile, Enéide,  ch.  vi,  v.  385  et  suiv. 

Page  88.  —  (^)  Les  quatre  premiers  chants  de  La 
Franciade,  —  les  seiJs  qui  parurent,  —  furent 
publiés  seulement  en  1572,  quelques  jours 
après  la  Saint-Barthélémy.  Mais  Ronsard  avait 
conçu  le  projet  de  ce  poème  épique  plus  de 
vingt  ans  auparavant.  Il  en  avait  longuement 
entretenu  ses  amis  et  ses  protecteurs.  Le  prologue 
de  La  Franciade  fut  lu  devant  Henri  II  par  Lan- 
celot  de  Carie,  le  jour  des  Rois  de  1550  ou  1551, 
si  l'on  en  croit  Olivier  de  Magny,  qui  assistait 
lui-même  à  cette  audition. 

Page  88.  —  (^)  La  Boétie  fait  allusion  ici  aux  Pana- 
thénées, fêtes  religieuses  instituées,  dit-on,  par 
Erichlorius,  roi  d'Athènes  (1573-1556  avant  Jésus- 
Christ).  On  sait  que,  pendant  ces  fêtes,  avaient 
lieu  des  processions  de  canéphores,  c'est-à-dire 
de  jeunes  filles,  portant  sur  leur  tête  des  corbeilles 
enguirlandées. 

Page  89.  —  (^)  Serait-ce  ce  passage  qui  pourrait 
expliquer  le  Discours  de  la  servitude  volontaire  ? 
«  Vous  aviez  le  livre  de  la  Servitude  volontaire 
fait  par  La  Boétie,  conseiller  au  parlement  de 
Bordeaux,  irrité  de  ce  que,  voulant  voir  la  salle 
.  de  bal,  un  archer  de  la  garde,  qui  le  sentit  à  l'éco- 


NOTES  209 

lier,  lui  laissa  tomber  sa  hallebarde  sur  le  pied  ; 
de  quoi  cestui-ci,  criant  justice  par  le  Louvre, 
n'eut  que  risée  des  grands  qui  l'entendirent.  » 
(Agrippa  d'Aubigné,  Histoire  universelle,  édi- 
tion de  Ruble,  1890,  t.  IV  (1573-1575,  p.  189.) 
En  ce  cas,  cet  incident,  que  d'Aubigné  place  sous 
la  date  de  1573,  aurait  été  antérieur  à  la  date 
véritable  qu'il  aurait  dû  avoir 

Page  92.  —  (^)  Ils  nacquetent,  ils  servent.  Le  nacquet 
était,  proprement,  le  valet  qui  servait  les  joueurs, 
au  jeu  de  paume. 

Page  98,  —  (^)  La  Boétie  interprète  ici  les  souvenirs 
antiques  dont  son  esprit  était  plein  et  qui  se  trans- 
forment sous  sa  plume. 

Page  100. —  (^)  Le  poète  toscan,  Pétrarque,  sonnet  17. 

Page  101.  —  {})  On  ne  saurait  mettre  en  doute  la 
parfaite  authenticité  du  texte  môme  de  La  Boétie, 
d'abord  parce  que  nous  en  avons  deux  copies 
complètes  et  contemporaines,  et  aussi  parce  que 
nous  en  possédons  une  analyse,  par  Jean-Jacques 
de  Mesme,  complète  également  et  qui  suit  pas 
à  pas  le  texte  de  La  Boétie. 

Page  102.  —  (^)  On  a  déjà  fait  remarquer  que  cette 
conclusion  s'adapte  mal  à  l'ensemble  du  Dis- 
cours, a  Notre  étonnement  sera  moindre,  dit 
M.  Delornelle  (loco  citato),  si,  à  côté  de  la  Servi- 
tude volontaire,  nous  ouvrons,  à  la  dernière  page 
aussi,  de  l'Économique  de  Xénophon,  que  Lp  Boétie 
avait  traduit  aussi.   On  remarque  aisément  que 


210  NOTES 


La  Boétie  dépasse  la  portée  de  cet  ouvrage  d'éco- 
nomie rurale.  «  L'exemple  de  Xénophon  lui  aura 
fermé  les  yeux  sur  ce  que  cette  conclusion  avait 
de  brusque  et  d'inattendu.  » 


Mémoire  touchant  l'Édit  de  Janvier  1562. 

Page  106.  —  (^)  Ouvre,  travaille,  opère. 

Page  108. —  (^)  Le  copiste,  inintelligent  ou  inattentif, 
a  perdu  ici  le  sens  de  l'auteur,  et  a  essayé  de  le 
ressaisir  en  se  corrigeant.  Nous  avons  tenté 
de  le  redifier,  sans  prétendre  l'expliquer  absolu- 
ment. 

Page  119.  —  (^)  En  1548,  Charles-Quint  avait  pré- 
senté à  la  diète  d'Augsbourg  une  sorte  de  concor- 
dat, désigné  depuis  sous  le  nom  à.'  Intérim  d'Augs- 
bourg, par  lequel  l'Empereur  concédait  aux  pro- 
testants la  communion  sous  les  deux  espèces  et  le 
mariage  des  prêtres,  jusqu'à  ce  que  l'Eglise  eût 
pris  une  décision  à  cet  égard,  par  la  voie  d'un 
concile  général. 

Page  120.  —  (^)  Dans  la  Servitude  volontaire,  La  Boétie 
a  pris  soin  également  de  vanter  la  bonté  des  rois 
de  France  et  la  soumission  de  leurs  sujets.  (Œuvres, 
éd.  P.  Bonnefon,  p.  43.) 

Page  120.  —  (^)  Ce  tableau  énergique  doit  être  rap- 
proché du  langage  que  La  Boétie  mourant  tint 
à   Thomas  de   Montaigne,   sieur  de  Beauregarû, 


NOTES  211 

frère    cadet    de    Michel    et    qui    avait    embrassé 
les    doctrines    de   la    Réforme.  (Œuvres,  p.  317.) 

Page  121.  —  (^)  Garhoil,  querelle,  grabuge. 

Page  123.  —  (^)  A  compter  de  la  date  de  l'édit  du 
17  janvier  1562,  cela  indiquerait  que  le  mémoire 
fut  écrit  vers  la  lin  d'août  ou  le  début  de  septembre 
suivant. 

Page  124.  —  (^)  Ceci  confirmerait  la  date  indiquée 
ci-dessus  et  reporterait  le  propos  relevé  à  une 
époque  où  il  était  parfaitement  de  mise. 

Page  127.  —  (^)  Ce  lieutenant  du  Roi  est  manifeste- 
ment Charles  de  Coucy  de  Burie,  que  La  Boétie 
accompagnait  en  octobre  1561.  Mais  faut-il  voir 
ici  une  allusion  à  cette  circonstance  ?  En  ce  cas, 
l'évaluation  :  «  il  y  a  neuf  mois  ou  plus  »  serait 
un  peu  courte.  L'auteur,  d'ailleurs,  embrasse 
ce  qui  s'est  passé,  «  en  Guyenne  «,  «  en  moins  d'un 
an  ».  n  est  permis  de  trouver  dans  ce  passage 
l'expression  des  sentiments  que  La  Boétie  avait 
gardés  de  sa  mission  à  Agen  et  de  son  intervention 
auprès  des  huguenots.  Son  libéralisme  n'avait  pas 
été  compris,  et  il  voyait  maintenant  que  la  ques- 
tion religieuse  servait  de  prétexte  à  l'exercice  de 
bien  des  passions  égoïstes. 

Page  128.  —  {})  Le  dimanche  16  novembre  1561. 

Page  129.  —    {})    André   Bodenstein,    de    Carlsbad 

(1483-1532). 

Page  129.  —  («)  Ulrich  Zwingli  (1484-1531). 

LA    BOKTIE  14 


212  NOTES 

Page  129.  —  (^)  Jean  Husgen,  dit  Acolempade  (1482- 
1531). 

Page  129.  —  (*)  Gaspard  de  Schwenkfeld  (1490- 
1561),  fondateur  des  Confesseurs  de  la  gloire  de 
Dieu. 

Page  129.  —  {^)  André  Osiander  (1498-1552). 

Page  129.  —  (^)  Matthias  Flach-Francowitz,  plus 
connu   sous  le  nom  de   Flocius    Illyricus   (1520- 

1575). 

Page  130.  —  (1)  Francesco  Stancari  (1401-1574), 
théologien  italien,  qui  vécut  et  mourut  en  Po- 
logne. 

Page  138.  —  (^)  Le  duc  de  Saxe  était  Jean-Frédéric 
(1503-1564),  le  landgrave  de  Hesse  Philippe  le 
Magnanime  (1504-1567),  le  marquis  de  Brande- 
bourg Joachim  II  (1505-1571),  le  duc  de  Wurtem- 
berg Ulric  VIII   (1487-1550). 

Page  163.  —  (^)  Passer  pour  Panser. 

Page  165.  —  (^)  Il  manquait  évidemment  le  mot  : 
pari^enir. 

Page  171.  —  (^)  Jean  de  Morvilliers,  prélat  et  homme 
d'Etat,  qui  naquit  à  Blois  le  1®^  décembre  1506 
et  mourut  à  Tours  Iç  23  octobre  1577.  Évêque 
d'Orléans  depuis  1562,  ambassadeur  à  Venise, 
il  assista  successivement  au  colloque  de  Poissy 
(1561),  au  concile  de  Trente  (1562),  et  fut  garde 
des  sceaux  de  1568  à  1570.  Voy.  G.  Baguenault 

DE    PuCHESSE. 


NOTES  213 


Lettre  de  Montaigne 

Page  183.  —  (^)  François  de  Peyrusse,  comte  d'Es- 
cars,  était  lieutenant  du  Roi  en  Guyenne  depuis 
les  premiers  mois  de  1559. 

Page  183.  —  (^)  Gernignan,  village  de  la  commime 
de  Taillan,  à  peu  de  distance  au  nord-ouest  de 
Bordeaux.  La  Boétie  s'y  arrêta  à  la  maison  de 
campagne  de  Richard  de  Lestonnac,  beau-frère 
de  Montaigne. 

Page  183.  — •  (^)  Avant  d'être  curé  de  Bouilhonnas, 
Etienne  de  La  Boétie  avait  été  prieur  des  Vays- 
sières,  près  Sarlat,  et  il  avait  étudié  à  Toulouse, 
au  collège  Saint-Martial,  de  1517  à  1523.  Il  prit 
son  grade  de  bachelier  en  droit  le  3  mars  1523. 

Page  193.  —  (^)  Montaigne  se  trompe  légèrement  en 
donnant  à  ce  testament  la  date  du  dimanche 
15  août.  C'est  le  samedi  14  qu'il  fut  confectionné. 

Page  194.  —  (i)  C'était  la  fille  de  sa  sœur  Anne, 
épouse  de  Jean  Le  Bigot,  seigneur  de  Saint- 
Quentin,  près  Castillonnès. 

Page  195.  —  (i)  Marguerite  de  Carie  avait  eu  de  son 
premier  mari,  Jean  d'Arsac,  deux  enfants  : 
un  fils,  Gaston  d'Arsac,  et  une  fille,  Jaquette 
d'Arsac. 

Page  197.  —  (i)  Né  le  17  mai  1534,  Thomas  de 
Montaigne,  sieur  de  Beauregard,  était  le  frère 
cadet  de  Michel.  D  épousa  plus  tard  Jaquette 
d'Arsac,   belle-fille   de   La   Boétie, 


214  NOTES 

Page  199.  —  (^)  C'est  le  commencement  de  la  pre- 
mière Olympique  de  Pindare. 

Page  201.  —  (^)  Le  conseiller  Jean  de  Belot,  seigneur 
et  vicomte  de  Pommiers,  appartint  d'abord  au 
parlement  de  Bordeaux,  puis  fut  maître  des  re- 
quêtes de  l'hôtel  du  Roi.  Ronsard  et  Baïf  le 
louèrent. 

Page  204.  —  (^)  Cette  lettre  s'achève,  dans  l'édition 
originale,  par  la  mention  suivante  qui  clôt  le 
volume  :  «  Achevé  d'imprimer  le  24  de  novembre 
1570  ». 


la  collection  des 
chefs-d'œuvre  méconnus 
est  imprimée  par 
frédéric  paillart 
imprimeur  a  abbeville 
(somme),    sur    vélin 

PUR  chiffon    des    PAPETERIES 

d'annonay    et    de    renage 


JG 

139 

L33 

1922 


La  Boétie,  Etienne  de 

Discours  de  la  servitude 
volontaire 


ff §0  31988    £^ 


re^   *  + 


)VE 

■  POCKET 


-IBRARY 


4  /*T  .T. 


■^4 


<^^  ' 


:V^  ' 


^  V